« Là, j’ai compris que j’avais tué mes trois copains d’enfance »

Voici un témoignage, publié en ligne par le Journal du Dimanche, d’une personne de 32 ans, qui raconte son accident de voiture qui a eu lieu le 17 juillet 1999. Un témoignage à la fois triste et douloureux, donnant certainement matière à réflexion.

« Quand je me suis réveillé à l’hôpital de Grenoble, ma mère m’a d’abord caché la vérité : ‘Henri, tu as eu un accident, mais heureusement tu étais tout seul’. Les médecins lui avaient conseillé d’y aller doucement. J’ai fermé les yeux. Je les ai rouverts une semaine plus tard, et elle m’a parlé : ‘Maintenant, tu es prêt. Tu n’étais pas tout seul dans la voiture. Fred, Sébastien et Antonin étaient avec toi’. Là, j’ai compris que j’avais tué mes trois copains d’enfance.

C’est arrivé il y a douze ans, mais j’y pense tous les jours. C’était le 17 juillet 1999. Nous étions cinq potes inséparables. Nous habitions le même quartier, à Meylan. Nous avons fumé nos premières cigarettes ensemble, joué au base-ball, fait des virées à la plage… C’étaient les vacances d’été. L’un venait de signer son premier CDI.

L’autre avait réussi son bac pro. Moi, mon BEP maintenance. On s’est retrouvés pour un barbecue. Il devait y avoir des bières, de l’alcool. On est rentré vers 1 heure du matin. Je conduisais. J’ai heurté une chicane, ma voiture a fait un tête-à-queue et elle est rentrée dans une Mercedes qui venait en sens inverse. Sur les cinq passagers de ma voiture, trois sont morts.

D’après les analyses, j’avais 0,6 gramme d’alcool dans le sang. Et je roulais à 70 km/h au lieu des 50 km/h autorisés. La maman d’un de mes potes est venue me trouver : « Si tu avais bu un verre de moins et roulé à 50 km/h, il y aurait peut-être trois blessés, et pas trois morts ».

Que répondre? Elle a raison. Si je n’avais pas fait ces petits excès, on n’aurait pas eu ces conséquences à l’arrivée. Je me suis posé des tonnes de questions : « Est-ce que suis un meurtrier? Est-ce que je mérite de vivre? » Longtemps, je me suis interdit tout plaisir. Je me suis posé la question du suicide. Juste posé. Je n’ai pas envie de mourir. Je ne pleure pas. Pleurer, cela signifie quoi? Non, c’est la colère qui prédomine.

Je m’en veux tellement. Quand j’ai arrêté les médicaments en 2001, j’avais une telle rage que j’étais hyperactif. Je faisais dix heures de vélo par jour. Je me réveillais à 3 heures du matin et je partais marcher dans la nuit. J’avais besoin d’exorciser.

Progressivement, je me suis reconstruit. Les médecins estimaient au départ que j’avais une chance sur cinq de survivre. J’ai fait deux ans de rééducation. J’ai dû réapprendre à marcher. Aujourd’hui, mon côté gauche n’a pas tout récupéré. Et j’ai gardé des séquelles du traumatisme crânien. Je travaille à mi-temps dans un service de reprographie. Ce job de travailleur handicapé me rapporte 600 euros par mois. Mais je ne veux surtout pas qu’on me plaigne. Étrangement, avec un cerveau amoché, j’ai compris beaucoup de choses. J’ai évolué. Avant, j’étais dans le démonstratif.

Je voulais montrer ce dont j’étais capable. Maintenant, j’ai les yeux en face des trous. J’ai repassé mon permis de conduire il y a quatre ans. Mais je considère ma voiture comme un outil, pas comme quelque chose destiné à me valoriser. Je suis hypervigilant sur l’alcool. Le week-end dernier, j’étais invité chez des amis, je dormais sur place, alors j’ai pu boire. Sinon, je bois juste un verre à la santé de la mariée. Maintenant, s’il faut un capitaine de soirée pour rester sobre et ramener les gens chez eux, c’est moi!

J’ai beaucoup témoigné dans les collèges et les lycées. Je parle du surnom de mon pote Frédéric, « Pepoul », qui veut dire peureux. Parce qu’à chaque fois qu’il montait dans une voiture, il s’installait à l’avant et bouclait sa ceinture. On le charriait : « Tu as peur? Enfin j’ai déjà eu un accident? Bah, t’es qu’un pepoul… » Ce soir-là, Frédéric n’a pas mis sa ceinture.

Une seule fois suffit. D’ailleurs, j’étais le seul attaché. Mes copains ont tous été éjectés. Le 17 juillet prochain, comme chaque année, je vais retrouver les proches de mes potes au cimetière. Je suis toujours mal à l’aise. Mais si je n’y allais pas, je me sentirais encore plus mal. Je ne vais pas me défiler. Je suis dans un trou de souffrance. Mais je ne peux pas demander pardon : ce que j’ai fait est irréparable. Je ne suis pas un assassin, je suis un tueur involontaire.

Quand je repense à la sanction qu’on m’a infligée –3.000 francs d’amende, un an de prison avec sursis et l’annulation du permis de conduire–, cela me paraît dérisoire. Moi, je crois à la répression. Les gens sont comme des enfants : au volant, ils se croient invulnérables. Seule la peur des gendarmes peut les raisonner. De toute façon, la sanction, c’est surtout moi qui me l’inflige, ma conscience. J’ai 32 ans, et je dois vivre avec cela jusqu’à la fin. »