La pensée de Hans Jonas

Il y a quelques jours, nous avions publié un article d’une philosophe sur l’écologie radicale (« L’écologie est-elle une science ou une religion ? » – la mise en avant de Heidegger), et il était parlé de Hans Jonas. Voici deux extraits de ce penseur juif allemand (1903-1993), qui est de plus en plus connu.

Hans Jonas n’est pas écologiste, il est dans la lignée de Heidegger et de son discours anti-technique. Néanmoins, il aborde ouvertement la question de Gaïa.

Le premier extrait dit par exemple que « un appel muet qu’on préserve son intégrité semble émaner de la plénitude du monde de la vie, là où elle est menacée. » Mais si en apparence, Jonas se demande s’il faut adopter, pour résumer, le mot d’ordre « la Terre d’abord », en pratique il vire surtout de bord pour aller sur le terrain de la « métaphysique », ce qui ne nous intéresse pas le moins du monde.

Le second extrait contient ses formules-chocs les plus connus, dont « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »

Il s’agit d’une « modernisation » d’une formule sur la morale de Kant pour qui il faut toujours agir moralement et penser : les autres auraient dû faire pareil (« Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle »). Mais outre que la « morale » ne nous intéresse pas, car nous voulons être naturel, on voit vite que ce qui compte c’est simplement de ne pas détruire la planète afin d’assurer l’avenir de « l’Homme. »

Jonas reste anthropocentriste, et quand il ne l’est pas il passe dans la mystique. Ce sont précisément deux écueils que nous refusons : nous voulons une vie naturelle, donc ni de Descartes pour qui il faut être « comme maître et possesseur de la nature », ni de la religiosité qui parle d’un grand « tout » abstrait. Les deux ayant en commun de rejeter la Nature, d’ailleurs !

Difficile cependant d’en vouloir à Jonas, cependant. Ses oeuvres reflètent surtout l’angoisse et l’inquiétude. Sa mère a été assassinée à Auschwitz, et l’une de ses œuvres connues est « Le Concept de Dieu après Auschwitz », où Hans Jonas tente de « sauver » le concept de Dieu et la religion.

Les deux extraits sont tirés de son principal ouvrage sur la question de la morale par rapport à l’avenir : « Le Principe Responsabilité. »

Voici le premier extrait :

« Si le nouveau type de l’agir humain voulait dire qu’il faut prendre en considération davantage que le seul intérêt «de l’homme» – que notre devoir s’étend plus loin et que la limitation anthropocentrique de toute éthique du passé ne vaut plus?

Du moins n’est-il plus dépourvu de sens de demander si l’état de la nature extra-humaine, de la biosphère dans sa totalité et dans ses parties qui sont maintenant soumises à notre pouvoir, n’est pas devenu par le fait même un bien confié à l’homme et qu’elle a quelque chose comme une prétention morale à notre égard – non seulement pour notre propre bien, mais également pour son propre bien et de son propre droit.

Si c’était le cas, cela réclamerait une révision non négligeable des fondements de l’éthique. Cela voudrait dire chercher non seulement le bien humain mais également le bien des choses extra-humaines, c’est-à-dire étendre la reconnaissance de  fins en soi » au-delà de la sphère de l’homme et intégrer cette sollicitude dans le concept du bien humain.

Aucune éthique du passé (mise à part la religion) ne nous a préparés à ce rôle de chargés d’affaires – et moins encore la conception scientifique dominante de la nature.

Cette dernière nous refuse même décidément tout droit théorique de penser encore à la nature comme à quelque chose qui mérite le respect puisqu’elle réduit celle-ci à l’indifférence de la nécessité et du hasard et qu’elle l’a dépouillée de toute la dignité des fins.

Et pourtant: un appel muet qu’on préserve son intégrité semble émaner de la plénitude du monde de la vie, là où elle est menacée.

Devons-nous l’entendre, devons-nous reconnaître la légitimité de sa prétention, sanctionnée par la nature des choses ou devons-nous y voir simplement un sentiment de notre part, auquel nous pouvons céder quand nous le voulons et dans la mesure où nous pouvons nous le permettre?

Prise au sérieux dans ses implications théoriques la première thèse nous obligerait à élargir considérablement la conversion de la pensée mentionnée au-delà de la doctrine de l’agir, c’est-à-dire l’éthique, vers la doctrine de l’être, c’est-à-dire la métaphysiques, dans laquelle en dernière instance toute éthique doit être fondée. »

Voici le second extrait :

« Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujets de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la Permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre »; ou pour l’exprimer négativement : « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie »; ou simplement : « Ne compromets pas les conditions pour la survie indéfinie de l’humanité sur terre »; ou encore, formulé de nouveau positivement : « inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’homme comme objet secondaire de ton vouloir »…

Le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de ‘humanité; et qu’Achille avait certes le droit de choisir pour lui-même une vie brève, faite d’exploits glorieux, plutôt qu’une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu’il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais nous n’avons pas le droit de choisir le non-être des générations futures à cause de l’être de la génération actuelle et que nous n’avons même pas le droit de le risquer…

Il est manifeste que le nouvel impératif s’adresse beaucoup plus à la politique publique qu’à la conduite privée, cette dernière n’étant pas la dimension causale  laquelle il peut s’appliquer.

L’impératif catégorique de Kant s’adressait à l’individu et son critère était instantané. Il exhortait chacun d’entre nous à considérer ce qu se passerait si la maxime de son acte présent devenait le principe d’une législation universelle ou s’il l’était déjà à l’instant même: la cohérence ou l’incohérence d’une telle universalisation hypothétique devient la pierre de touche de mon choix privé.

Mais qu’il pusse y avoir une quelconque vraisemblance que mon choix privé devienne une loi générale ou qu’il puisse seulement contribuer à une telle généralisation, n’était pas une partie intégrante du raisonnement.

En effet, les conséquences réelles ne sont nullement envisagées et le principe n’est pas celui e la responsabilité objective mais celui de la constitution subjective de mon autodétermination.

Le nouvel impératif invoque une autre cohérence: non celle de l’acte en accord avec lui-même, mais celle de ses effets ultimes en accord avec la survie de l’activité humaine dans l’avenir. Et « l’universalisation » qu’il envisage n’est nullement hypothétique – ce n’est pas un simple transfert du moi individuel) un tous imaginaire, sans connexion causale avec lui (« si tout le monde en faisait autant »). »