Sénèque, une lettre à Lucilius

La quête de la sagesse va forcément de pair avec la reconnaissance de son environnement et de la valeur de la vie en général et en particulier. Parmi ceux et celles qui ont cherché à trouver une voie harmonieuse de vivre, voici la position de Sénèque, d’habitude pessimiste, mais qui n’en défend pas moins une certaine morale!

Sénèque,

Lettres à Lucilius 108, Livre XVII-XVIII, §17-23,

texte établi par François Préchac et traduit par Henri Noblotles,

Belles lettres, CUF, 1962, p.182-185.

17 Puisque j’ai commencé à te faire voir le contraste entre la fougue juvénile de mes débuts philosophiques et la tiédeur de ma persévérance sénile, je déclarerai sans rougir quelle passion pour Pythagore m’avait inspirée Sotion. Il expliquait pourquoi ce philosophe s’était abstenu de la chair des animaux ; pourquoi Sextius le fit depuis. Leurs motifs étaient différents, mais de part et d’autre d’une rare élévation.

18 Sextius croyait que l’homme possède une alimentation suffisante sans verser le sang, que la cruauté lui devient une habitude quand il s’est fait un plaisir du déchirement des chairs. Il ajoutait qu’il faut resserrer le champ de la sensualité et déclarait dans sa conclusion que notre variété de mets est contraire à la, santé et peu faite pour le corps humain.

19 Pythagore, lui, armait la parenté de tous les êtres avec tous et la métempsychose. Nulle âme, à l’en croire, ne périt ni même ne cesse d’agir, sauf dans le court moment de sa transfusion en un autre corps.

Sans chercher pour l’instant après quelles périodes successives, à quelle époque, de domiciles au bout d’une série passagers, elle retourne à la forme humaine, toujours est il que Pythagore a inspiré aux hommes la crainte d’un crime et d’un parricide <éventuels>, puisqu’ils pourraient, sans le savoir, rencontrer l’âme d’un père et porter un fer ou une dent sacrilège sur quelque chair où l’esprit d’un ascendant serait logé.

20 Après cet exposé que Sotion renforçait de ses propres arguments :

« Tu ne crois pas, disait il, que les âmes se voient assigner des séries de corps comme résidences successives, que ce qu’on appelle la mort n’est qu’une transmigration ? Tu ne crois pas que chez tous ces animaux domestiques ou sauvages et chez ceux que couvrent les eaux séjourne une âme qui fut celle autrefois d’un être humain ? Tu ne crois pas que dans cet univers rien ne périt, mais change simplement de canton; qu’aussi bien que les corps célestes tournent en un cercle déterminé, chaque être qui respire a ses phases diverses, toute âme son orbite ?

21 Eh ! bien, de grands hommes l’ont cru. Diffère donc, si tu veux, ton jugement, mais en te réservant le bénéfice de l’une et l’autre solution. La doctrine est elle vraie ? L’abstinence de la viande sauve du crime. Fausse? Elle rend sobre. Que perds tu, dans le cas présent, à te montrer docile ? Ce sont des aliments de lions et tic vautours que je t’arrache. »

22 Touché au vif, je m’abstins de nourriture animale. Uni an de ce régime me le rendit facile, agréable même. Je m’en trouvais l’âme plus agile et je n’oserais jurer aujourd’hui que c’était une illusion. Tu veux savoir comment j’y ai renoncé ? L’époque de ma première jeunesse coïncidait avec le commencement du règne de Tibère. Les objets saints de cultes étrangers étaient portés en procession ; mais l’abstinence de certaines viandes comptait pour marque de superstition.

A la prière de mon père, qui ne craignait pas les chicanes <de police>, mais détestait la philosophie, je revins donc à mon premier régime ; et il n’eut pas grand’peine à me persuader de faire un peu meilleure chère,

23 Mais il ne me persuada pas de me coucher un peu plus mollement.

Attale vantait l’usage d’un matelas qui résiste ; à mon âge, tel est encore le mien (car l’empreinte; du corps n’y paraît pas). J’ai cité ces détails pour te faire saisir la véhémence qu’apporte l’apprenti tout jeune dans ses premiers élans vers toutes les formes du bien parfait, dès qu’on l’y exhorte, dès qu’on l’y pousse. Mais nous bronchons, et c’est en partie la faute des maîtres, qui enseignent à disputer, non à vivre; en partie celle de élèves, qui se présentent à leurs maîtres avec l’intention bien arrêtée de se cultiver l’esprit, sans songer à l’âme ; et cela fait que la philosophie n’est plus que de la philologie.