Les dangers de l’industrie nucléaire

Puisque hier nous parlions du capitalisme dans sa version nucléaire, voici un très intéressant document au sujet de toute l’idéologie qui va avec le nucléaire.

« Évaluer la survie de l’humanité en termes probabilistes de la théorie des jeux, gagner des paris en relevant des défis, telles sont les composantes du fondement de la culture nucléaire. » Cette phrase résume le point de vue, certainement juste, du physicien Roger Belbéoch, né en 1928 et mort il y a six mois, figure historique anti-nucléaire en Frabce. Voici un extrait de son ouvrage « Société nucléaire », sorti en 1990 et dont on peut trouver une version pdf ici.

Les dangers de l’industrie nucléaire

Si les promoteurs de l’industrie nucléaire ont réalisé assez rapidement l’importance des difficultés techniques de la production d’énergie à bas prix, ils ne prirent réellement et pleinement conscience des dangers que très progressivement au fur et à mesure qu’incidents et accidents se produisaient. L’évolution n’est certainement pas encore terminée. Au départ, les dangers semblaient très faibles et les experts étaient persuadés que l’industrie nucléaire pouvait être l’activité la moins dangereuse du monde moderne pourvu que l’état exerce son contrôle afin qu’à chaque niveau d’exécution le travail soit effectué correctement. Il suffisait en somme de faire respecter strictement quelques règles simples pour que la sûreté soit assurée.

Cela ne devait pas entraîner des coûts supplémentaires très importants. Cette certitude fut ébranlée assez rapidement, entraînant une multiplication des normes de construction et d’exploitation avec pour conséquence une gestion plus lourde et bureaucratisée. La sûreté nucléaire, en devenant compliquée et coûteuse, perdait beaucoup de crédibilité non seulement dans la population mais également chez certains responsables du pouvoir politique. Il fallut bien admettre officiellement que la sûreté totale et absolue ne peut exister.

1. l’évaluation probabiliste des risques nucléaires

L’approche probabiliste de la sûreté nucléaire fut développée pour réduire les contraintes d’une conception strictement déterministe qui aurait exigé la prise en compte de tout événement physiquement possible pour le dimensionnement des installations. L’adoption d’une sûreté probabiliste permettait de réduire des exigences fort coûteuses, voire impossibles à satisfaire, tout en garantissant une protection suffisante. De toute façon certains événements particulièrement graves ne pouvaient être pris en compte, aucune parade n’existant pour les gérer correctement (ils sont dits « hors dimensionnement »). Leur probabilité d’occurrence fut calculée. Les accidents qui en résultaient étaient déclarés « très peu probables » et évacués des préoccupations des constructeurs.

Le « peu probable » fut assez rapidement assimilé à « l’impossible » !

La conception probabiliste fut étendue à un grand nombre d’accidents industriels et aux catastrophes naturelles. Dans l’échelle ainsi établie, l’énergie nucléaire apparaissait anodine et les frayeurs issues de l’irrationalité populaire injustifiées. De nombreuses critiques furent faites à la méthodologie de la sûreté probabiliste, mais les promoteurs nucléaires n’en tinrent pas compte et d’énormes moyens de propagande furent mis en œuvre pour vaincre la méfiance de la population. Le consensus n’a finalement été obtenu qu’au prix d’une importante campagne publicitaire à laquelle les institutions médicales ont apporte leur aide.

2. le coût social et l’ « acceptabilité » des risques nucléaires

Les concepts d’acceptabilité et d’analyse coût/bénéfice ont été développés dans les années 70. Ils concernaient essentiellement la protection du personnel et de la population dans le cadre d’un fonctionnement normal des installations nucléaires. En fait, ils restèrent au niveau théorique sans réelle application quantitative concrète. Ils servaient à donner une justification sociale et morale au système de radioprotection.

L’acceptabilité, qui se fondait sur un coût extrêmement faible, voire inexistant, s’appliquait essentiellement aux individus. L’accident de Three Mile Island (EU) en 1979 fit perdre beaucoup de crédibilité à l’approche probabiliste de la sûreté et mit en évidence que les accidents nucléaires pouvaient avoir des conséquences importantes. Le désastre de Tchernobyl amplifie encore ce phénomène. L’acceptabilité de l´énergie nucléaire doit désormais prendre en compte le coût social des accidents. L’argumentation concernant l’acceptabilité est assez simpliste : le risque fait partie de la vie et lui est organiquement lié. Il est naturel. Toute activité humaine qui apporte un bienfait à la société a en contrepartie un certain coût.

L’énergie nucléaire n’échappe pas à ce principe. L’évaluation de son coût social ne pouvant être faite par l’ensemble du corps social, elle est du ressort des experts. Pour eux, ce coût est bien inférieur à celui des autres sources d’énergie. L’énergie nucléaire devient ainsi automatiquement acceptable sans que ceux qui sont censés l’accepter aient besoin d’être consultés.

On nous révèle maintenant que le charbon et le fuel ont eu un coût social élevé et que des générations d’ouvriers furent sacrifiées dans les mines. Grâce à l’énergie nucléaire, la société peut se racheter de ses fautes passées. Les préjudices (le détriment, comme disent les experts) que peut engendrer l’énergie nucléaire sont très variés. Ils concernent des populations diverses : les travailleurs des installations nucléaires, les populations du voisinage soumises aux rejets radioactifs « normaux », les populations de tout un pays, voire d’un continent, soumises à des contaminations post-accidentelles.

Il peut s’agir de productions agricoles non consommables, de l’alimentation en eau de grandes villes ou de zones fortement urbanisées compromise par une contamination radioactive importante. On doit envisager la neutralisation éventuelle de territoires s’étendant sur des milliers de kilomètres carrés. Les préjudices sur la santé peuvent être un accroissement de mortalité par leucémies et cancers, une aggravation de la morbidité, en particulier pour les enfants issus de fœtus irradiés (maladies d’origine thyroïdienne, retards de développement mental et moteur, etc.). On doit tenir compte du coût de l’aggravation du « fardeau génétique » qui s’exprimera tout au long des générations futures par une augmentation des tares génétiques. Enfin il faut aussi tenir compte des contraintes que la gestion de nos déchets nucléaires fera peser sur notre descendance pendant des milliers d’années.

3. le rationnel et l’irrationnel

La seule unité « rationnelle » pour évaluer toutes ces composantes du détriment c’est l’argent. Des experts travaillent sur ce problème pour tenter d’évaluer « rationnellement » le prix d’une vie humaine, d’une maladie handicapante ! Mais comment résoudre des équations du type : enfant mongolien + argent = enfant normal. Cette attitude « rationnelle » des promoteurs de l’industrie nucléaire conduit à considérer la vie des individus comme un bien de consommation sociale, une simple valeur d’échange. Dans cette perspective, il est parfaitement cohérent d’implanter usines dangereuses et centres de stockage des déchets dans les pays sous-développés où la valeur d’échange de la vie est très faible. Dénuer tout sens à une valeur d’usage de la vie au profit d’une valeur d’échange purement comptable, abstraite, immatérielle est l’extrême limite de la postmodernité.

Doit-on inclure dans les préjudices l’angoisse que de telles analyses peuvent engendrer ? L’angoisse, la peur, les principes élémentaires de la moralité sous leurs diverses formes d’expression sont systématiquement dévalorisés. Il s’agit pour les experts d’attitudes irrationnelles primitives tout à fait incongrues dans notre vie moderne. Mais, si « toute culture est une culture de la vie, au double sens où la vie constitue à la fois le sujet de cette culture et son objet » (Michel Henry, La Barbarie), ces attitudes primitives sont loin d’être dénuées d’un sens raisonnable. Le couple rationnel/irrationnel est ainsi totalement inversé. Il en est de même du couple objectif/subjectif.

Le rationnel et l’objectif, chez les experts qui se chargent de notre protection, ne sont finalement qu’une manipulation abstraite de concepts arbitrairement détachés des objets qu’ils sont censés représenter et surtout absolument étrangers à la vie, à notre vie. Adorno, dans Minima Moralia, a bien décrit l’attitude de ces experts dans leur démarche rationnelle : « Et ce qu’ils nomment “subjectif”, c’est ce qui déjoue les apparences, qui s’engage dans une expérience spécifique de la chose, se débarrasse des idées reçues la concernant et préfère la relation à l’objet lui-même au lieu de s’en tenir à l’avis de la majorité, de ceux qui ne regardent même pas et a fortiori ne pensent pas ledit objet : en somme l’objectif. »

4. les dimensions planétaires des risques nucléaires

Certains aspects développés précédemment n’appartiennent pas exclusivement à l’industrie nucléaire, mais l’énergie nucléaire est spécifique en ce qu’elle introduit des dangers considérables sur une échelle bien plus grande. Tout d’abord, l’espace concerné par les catastrophes est à une dimension jamais envisagée jusqu’à présent pour les autres industries ; il peut s’agir d’un pays entier, d’un continent, voire de la planète dans sa totalité.

De plus, les agressions de l’énergie nucléaire se placent dans une échelle de durée difficile à imaginer, des siècles pour les contaminations par des radioéléments à vie moyenne. Ainsi, l’activité du césium 137 dispersé en Europe par le réacteur de Tchernobyl n’aura décru d’un facteur 1 000 que dans 300 ans ! Pour des éléments à durée de vie longue comme le plutonium, leur activité demeurera significative pendant des centaines de millénaires !

Il en est de même pour les déchets radioactifs provenant du fonctionnement normal des installations nucléaires. Le problème de leur stockage fut totalement ignoré pendant la période de promotion de cette énergie nouvelle. Quand il ne fut plus possible de l’ignorer, on l’escamota, tout simplement. Des évaluations fantaisistes conduisaient à des volumes de déchets extrêmement faibles, donc aisément gérables. En réalité, ils sont produits en grande quantité et, compte tenu de la durée du stockage, leur accumulation continuera tant que l’énergie nucléaire sera utilisée. Après une dizaine d’années d’exploitation industrielle de l’énergie nucléaire, le stock de déchets pose déjà de réels problèmes. Qu’en sera-t-il dans une centaine d’années ?

On lorgne avec avidité les déserts d’Afrique ou d’Asie pour se débarrasser de ces indésirables résidus toxiques et encombrants. Des savants honorables nous avaient garanti que la science était parfaitement capable de faire disparaître ces déchets et des solutions étaient avancées : enfouissage sous les calottes polaires, envoi dans le soleil, transmutation des éléments à vie longue dans les réacteurs nucléaires, enfouissage entre les plaques du manteau terrestre, etc. Ce n’était en réalité que des rêveries de songe-creux. Ces scientifiques cautionnèrent une entreprise de publicité mensongère !

C’est bien chez eux qu’on trouve la meilleure expression de l’irrationalité moderne. L’évaluation de l’impact sanitaire dans ces conditions ne porte plus sur quelques individus ou groupes d’individus mais sur l’humanité entière, actuelle et future. Évaluer la survie de l’humanité en termes probabilistes de la théorie des jeux, gagner des paris en relevant des défis, telles sont les composantes du fondement de la culture nucléaire.