De Tarnac à Notre-Dame-des-Landes

Nous n’en avons pas parlé, pas plus que d’autres s’intéressant à la lutte Notre-Dame-des-Landes, car c’est quelque chose de connu, mais en fait il faut en parler, car pour beaucoup de monde cela n’est sans doute pas connu.

L’idéologie qui existe en arrière-plan à Notre-Dame-des-Landes ne tombe en effet pas du ciel, elle est le fruit d’un long processus qui a à peu près 20 ans. Durant les années 1990, il y a une sorte de grand vide politique en France, et particulièrement à l’extrême-gauche, dans la foulée de la grande propagande sur la « fin de l’histoire » avec la chute du mur de Berlin.

Il y a alors eu tout un renouveau anarchiste anti-politique, certains prenant même le terme de « libertaires » pour ne pas utiliser le mot « anarchiste », trop politisé. C’est le moment de l’apparition de la CNT, syndicat de culture anarchiste mais ne se voulant pas « anarchiste » non plus, ou encore de toute la culture de masse des teknivals, d’esprit à moitié anarchiste à moitié auto-suffisant.

Dans le prolongement de cette tendance communautaire (également présent dans moult films récents : Braveheart, I am a Legend, etc. etc.), il y a toute une partie des gens qui se sont « émancipés » et sont partis dans une direction mélangeant « insurrectionalisme » et autosuffisance, avec une émigration vers « l’arrière-pays » comme expression du refus du « monde moderne. »

Le grand tintamarre autour des gens s’étant installés à Tarnac et ciblés par la police pour la tentative de sabotages de lignes de TGV ne doit pas masquer ce qui a été un phénomène relativement important, concernant des milliers de personnes.

Au même moment où les carriéristes bourgeois s’installaient à Londres, des milliers de jeunes en rupture s’installaient dans des villages ou à la campagne, dans un esprit alternatif ou post-alternatif, à la fois pour se « poser » et « lutter », en vivant de petits jobs ou bien des minimas sociaux, dans une logique de débrouille et d’entraide collective. On a un exemple très intéressant avec la Picharlerie dans les Cévennes.

Cela ne va cependant pas sans problèmes. Un des blogs du Monde a publié un article très intéressant, ZONES FRAGILES – Sumène, à maux couverts.

On y trouve présentée la contradiction entre « l’ancienne » et « la nouvelle » population de la manière suivante :

Un jour de juin, à Sumène, bourg charmant lové dans l’écrin des Cévennes, cité tranquille alignant ses vieilles maisons de guingois les pieds dans le lit du Rieutord, 288 habitants se rendirent aux urnes et déposèrent un bulletin du Front national lors du second tour des élections législatives. Comme un bon tiers des 1356 inscrits n’avaient pas trouvé de raisons suffisantes de se déplacer, Sybil Vergnes, candidate « bleu Marine », se trouva nantie de 33% des suffrages exprimés, battue en duel par le député PS sortant, William Dumas.

« Ici, ce n’est pas un problème de délinquance, d’immigration, constate Ghislain Pallier, maire sans étiquette de la commune. Il faut chercher ailleurs la raison du ras-le-bol. » Il sourit, hésite, évoque une piste. « La population a bien changé. »

A la tête d’une entreprise de terrassement, Ghislain Pallier est né à Sumène (Gard). « J’ai connu la période où les gens partaient », dit-il. Pendant des décennies, le déclin de l’agriculture montagnarde, la fermeture des mines de charbon, la décrépitude de l’industrie de la bonneterie ont saigné la région. On ne comptait plus les maisons, les mas ou les terres laissés à l’abandon ou confiés au gardiennage fatigué des anciens.

Sumène profite désormais de l’embellie démographique que connaissent les Cévennes depuis quelques années. Le bourg compte aujourd’hui 1650 habitants, gagnant 200 habitants en dix ans. Plus guère de maisons restent inhabitées et des pavillons neufs se construisent là où la pente le permet. Les façades de la vieille ville sont ravalées et retrouvent du lustre et de la vie.

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Il y a les vacanciers parisiens ou nord-européens qui ont retapé à grands frais les vieilles pierres pour en faire d’avenantes villégiatures.  « Ils ont contribué à une lubéronisation des Cévennes », explique l’universitaire. Ils portent chapeaux de paille et espadrilles mais avec trop d’affectation et suscitent parfois les jalousies, avec leurs belles piscines et leurs grosses voitures.

Ont débarqué aussi des jeunes en mal d’un mode de vie alternatif. « Des babas cool qui ne gagnent pas des mille et des cents », résume Ghislain Pallier. Ils ont posé ici leur sac à dos et leur ordi, fils ou plutôt petits-fils spirituels des soixante-huitards qui s’installèrent naguère avec plus ou moins de succès. Ils gravitent dans le milieu associatif ou socioculturel, ouvrent des boutiques colorées ou bio, ont inauguré un centre d’art dans un local prêté par la mairie.

Ils sont en partie à l’origine des Transes cévenoles, un festival de musique et d’arts de la rue qui draine chaque fin de juillet, depuis quinze ans, des milliers de spectateurs. Ils animent aussi la vie sociale de Sumène. Ils se retrouvent le soir sur les bancs du Bar de la Place, restent jusqu’à des heures avancées à refaire le monde parfois en grand tapage.

« A cette immigration d’utopie s’ajoute une immigration de crise », poursuit Patrick Cabanel. Des « investisseurs » ont racheté une bouchée de pain de vieilles bâtisses insalubres, les ont grossièrement retapées et divisées en appartement. Ils les louent entre 350 et 450 euros par mois à des populations qui vivent de l’aide sociale. « C’est la CAF qui paye directement le loyer », explique Ghislain Pallier.

Nîmes, Montpellier ou d’autres grandes villes déversent ainsi dans ce coin de montagne leur trop-plein de misère. Le maire voit régulièrement arriver ces nouveaux administrés, pour la plupart d’origine européenne. Dernièrement, une femme a débarqué de Dieu sait où dans un camion aménagé et lui a demandé si elle pouvait s’installer sur un parking avec son chien, en attendant de trouver un vrai pied-à-terre. « Ils ne sont pas plus de cent à Sumène, relativise l’élu. Mais c’est une population qui apporte parfois des problèmes, d’alcool, de bagarre, de querelles de voisinage. Des gens seuls débarquent avec plusieurs chiens dans des appartements. »

Il est une dernière catégorie de nouveaux arrivants. Des salariés modestes fuient les grandes agglomérations, viennent chercher la tranquillité et des prix encore abordables. Faute d’emplois sur place, ils travaillent à Montpellier ou à Nîmes, à trois quarts d’heure en voiture, long trajet qu’ils font soir et matin comme un pensum. Ils partent à l’aube, reviennent à la nuit, se mêlent peu de la vie du bourg. « Ces nouvelles populations arrivent à l’écart des vieux villages, dans des lotissements banals, des clones de Carpentras ou de Saint-Gilles, constate Patrick Cabanel. Elles ont apporté avec elles le vote FN. »

Signe de ce bouleversement sociologique, un tiers des habitants des Cévennes y vivent depuis moins de dix ans.

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Les frontistes accusent à demi-mot la « faune », les « parasites sociaux » qui graviteraient autour des Transes cévenoles, mettant dans un même sac les punks à chien, les écologistes, les altermondialistes ou les jeunes d’origine immigrée de Ganges (Hérault), la ville voisine. (…)

En fait, ce « mouvement de population » se voulant alternatif a été le fruit de la crise, mais les gens ont pensé choisir. C’est pour cela que ça allait avec une toute une lecture (« L’insurrection qui vient », par exemple), toute une approche (l’ouverture d’une épicerie à Tarnac, etc.).

Seulement une fois la crise économique apparue de manière ouverte, tout cela ne tenait plus. Chez les gens « normaux » dans l’arrière-pays, c’est l’idéologie du Front National qui a gagné parallèlement en importance.

Ainsi, chez les « alternatifs », l’espoir d’une « insurrection » a été passé à la trappe et il reste une culture rebelle, dont la lutte à Notre-Dame-des-Landes est issue en partie significative. Il est important de voir cela, car sinon on ne peut pas comprendre le cœur de la lutte à Notre-Dame-des-Landes et… ses limites.