Le système Terre et l’autorégulation

« Jusqu’à une époque récente, nous admettions que l’évolution des êtres vivants s’opérait conformément à la vision darwinienne, alors que celle du monde physique des roches, de l’air et de l’océan obéissait à la géologie des manuels scolaires.

Dans la théorie Gaïa, on estime que ces deux évolutions, jugées auparavant séparées, sont les fruits d’une seule et même histoire de la Terre, où la vie et son milieu physique évoluent comme une entité unique.

J’aime à dire que ce sont les niches écologiques qui évoluent, et les organismes vivants qui négocient leur occupation (…).

Ainsi, ce qui déconcerte le plus dans la théorie gaïenne, c’est l’autorégulation. Pour commencer, j’ai été stupéfait par l’aptitude du système Terre à ne pas s’écarter de la température et de la composition chimique favorable à la vie, et ce depuis plus de deux milliards d’années, soit un quart de la période qui a suivi la naissance de l’univers (…).

Les modèles simples de Gaïa se caractérisent par leur stabilité et leur résistance aux perturbations, mais uniquement si la vie présente sur cette planète modélisée dépasse une masse critique. Les modèles trouvent en général leur équilibre lorsque 70 % à 80 % de la surface planétaire est habitée, le reste était supposé occupé par des déserts et des océans stériles ou peu peuplées.

Si une catastrophe détruisait plus de 70 % ou 90 % de la population, la température et la composition chimique cesseraient d’être régulés, et le système modélisé dériverait rapidement vers l’état d’équilibre d’une planète morte (…).

L’apparition de l’oxygène a été un événement aussi important dans l’histoire de Gaïa que la puberté l’est dans la vie humaine. Elle a entraîné l’apparition de cellules vivantes plus complexes, les eucaryotes, puis de ces énormes assemblages de cellules que sont les plantes et les animaux.

Entre autres choses, ce gaz a permis à la Terre de conserver ses océans en empêchant la fuite de l’hydrogène dans l’espace. Après l’apparition de l’oxygène, l’évolution de la vie sur Terre a traversé une sorte d’âge obscur de plus d’un milliard d’années, dont il reste peu ou pas de traces historiques (…).

Puisque le soleil devient plus chaud, la chaleur reçue actuellement par la Terre est plus intense qu’elle ne l’était au commencement de la vie, il y a plus de trois milliards d’années.

Pourtant, dans la plupart des manuels scolaires et des émissions télévisées, on répète que notre planète se situe exactement à bonne distance du soleil et que c’est la raison pour laquelle la vie est possible sur Terre.

Cette affirmation, antérieure à la théorie Gaïa, est erronée : la chaleur émise par le soleil n’a été idéale qu’au cours d’une brève période de l’histoire de la Terre, voilà quelques deux milliards d’années.

Avant, elle ne suffisait pas à rendre la température agréable, et passé cette période, elle est devenue peu à peu trop élevée. A très long terme, le réchauffement solaire posera un problème bien plus épineux pour la vie que l’actuel réchauffement dû aux activités anthropiques.

Dans un milliard d’années environ, et bien avant que le soleil ne meure, la chaleur reçue par la Terre sera supérieure de deux kilowatts par mètre carré ; cela dépasse ce que Gaïa, telle que nous la connaissons, peut supporter, et elle mourra d’un excès de chaleur.

Gaïa régule sa température à un niveau proche de l’optimum pour la plupart des formes de vie qu’elle abrite. Mais comme beaucoup de systèmes régulés en fonction d’un but à atteindre, elle tend à le dépasser et à aller dans le sens opposé à la contrainte qui déclenche sa réaction.

Si la chaleur solaire est trop faible, la Terre a tendance à être plus chaude que l’idéal ; si le soleil es trop chaud, comme aujourd’hui, elle tend à être trop fraîche.

C’est la raison pour laquelle la plupart des situations climatiques que nous vivons relèvent plutôt d’une ère glaciaire. La succession récente de glaciations – période que les géologues appellent le pléistocène – témoigne, je crois, d’un ultime effort du système Terre pour répondre aux besoins de vie actuelles (…).

Avant de conclure, il est bon de rappeler que Gaïa est vieille et n’en a plus pour longtemps. Le soleil ne tardera pas à devenir trop chaud pour les animaux, les plantes et de nombreuses formes de vie microbiennes.

Il paraît improbable que des bactéries tolérant la chaleur – des thermophiles vivant dans les oasis d’un monde devenu désertique – soient suffisamment abondantes pour former la masse vivante nécessaire au fonctionnement de Gaïa.

Il semble également improbable que la Terre que nous connaissons puisse durer ne serait-ce qu’une fraction des milliards d’années écoulées depuis son apparition. Les dégâts provoqués par l’impact d’un planétésimal [un corps céleste – ndlr], voire par une future civilisation industrielle, pourraient entraîner Gaïa d’abord vers un état plus chaud et temporairement stable, puis vers la panne totale. » (James Lovelock, La revanche de Gaïa)