Véganisme utopique et véganisme scientifique

Puisque nous parlons du capitalisme dans son rapport avec l’exploitation animale en ce moment, avec l’analyse faite en Allemagne, voici un petit texte « classique » et français qui a eu un certain succès à sa publication en décembre 2005.

Le point de vue de l’article est grosso modo qu’au départ l’humanité vivait dans le matriarcat, sans conflit avec la Nature. Avec la domestication et l’agriculture, c’est par contre le patriarcat et le début de l’apparition de classes sociales. Aujourd’hui cependant, le communisme apparaît comme horizon possible et l’étape précédente (mais nécessaire historiquement) peut être dépassée.

Les véganismes dans leur variante « utopiques » n’ont donc plus aucun sens, ce qui compte c’est de voir les choses historiquement, « scientifiquement », dans une allusion au texte d’Engels, l’ami de Marx, intitulé « Socialisme utopique et socialisme scientifique ».

Véganisme utopique et véganisme scientifique

Des centaines de milliers d’années, l’équivalent dans l’histoire de la terre d’une seconde dans la vie de l’homme, ont dû s’écouler avant que de la bande de singes grimpant aux arbres soit sortie une société humaine.

Mais, en fin de compte, elle a émergé. Et que trouvons nous ici encore comme différence caractéristique entre le troupeau de singes et la société humaine? Le travail.

(Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en Homme.)

En 1880 Friedrich Engels, le compagnon de Karl Marx, écrivait socialisme utopique et socialisme scientifique. Il y retraçait le parcours idéologique des socialistes utopistes et montrait en quoi Karl Marx donnait au socialisme un caractère scientifique, c’est-à-dire matérialiste, à l’opposé de l’idéalisme des utopistes.

Il va de soi que les utopistes ont historiquement du mérite. Ils se sont posés des questions les premiers. Même s’il a fallu attendre Karl Marx pour que le socialisme devienne une théorie et une pratique conséquente, les premiers utopistes ont contribué d’une certaine manière au développement de la question.

De fait, nous pouvons affirmer qu’en ce qui concerne le véganisme, nous avons vécu exactement le même processus.
De la même manière que les premiers socialistes utopistes étaient exubérants, démesurés et en même temps partisans de petites communautés, défendaient d’une certaine manière un mode de vie monacal, organisaient toute leur théorie par rapport à la question de la « volonté », de « l’utilité », du « bon sens » etc., le véganisme a produit au départ de son existence des points de vue ayant perdu tout sens avec la réalité.

Mais cela est normal, car les premiers vegans découvraient le sens du réel en premier. Le véganisme est indissociable, dans son premier développement dans les années 1990, de l’évolution de la société capitaliste depuis les années 1950. La brutalité fantastique du capitalisme en ce qui concerne les animaux dans le courant du 20ème siècle – de la production massive de viande aux tests généralisés, etc.- a nécessairement façonné la manière dont les vegans ont conçu leur point de vue.

On a ainsi eu droit à l’accusation – gratuite et violant tout sens historique – comme quoi les mangeurs de viande seraient tous des assassins conscients. Au lieu de mettre la consommation de viande en perspective, de voir en quoi elle est reliée à l’histoire, au mode de production, et particulièrement le mode de production capitaliste, le mouvement vegan s’est enferré dans une radicalité sectaire.

Replié sur lui-même, le mouvement vegan a ainsi produit, là où il était fort comme aux USA, pays capitaliste s’il en est, le mouvement hardline, qui a pris comme option un idéalisme semi-religieux de défense absolue de la vie, allant jusqu’à défendre le point de vue réactionnaire opposé à l’avortement.

La planète terre a pris un caractère sacré proche de la conception biblique. Le point de vue positif – le refus de l’écocide – se transforme en idéalisme le plus complet quant au rapport de l’humanité avec la nature.

Car c’est de cela qu’il s’agit: du rapport avec la nature. Et pour un matérialiste conséquent, l’humanité a un rapport avec la nature. Et la nature est composé de la planète terre et des animaux.

Pourquoi cela? Parce que l’Humanité travaille. Elle seule, grâce au développement de son pouce qui lui a permis le développement de son cerveau, a la capacité de modifier ses propres modes de production, de changer l’ordre « naturel ». Aucun autre animal ne peut faire cela, d’où la différenciation entre l’Humanité et les autres animaux.

« La main n’est pas seulement l’organe du travail, elle est aussi le produit du travail. Ce n’est que grâce à lui, grâce à l’adaptation à des opérations toujours nouvelles, grâce à la transmission héréditaire du développement particulier ainsi acquis des muscles, des tendons et, à intervalles plus longs, des os eux mêmes, grâce enfin à l’application sans cesse répétée de cet affinement héréditaire à des opérations nouvelles, toujours plus compliquées, que la main de l’homme a atteint ce haut degré de perfection où elle peut faire surgir le miracle des tableaux de Raphaël, des statues de Thorvaldsen, de la musique de Paganini. » (Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en Homme.)

Les matérialistes savent que le développement de l’Humanité a modifié l’Humanité elle-même. Que c’est ce développement – et la conscience sociale allant avec – qui est l’histoire de l’Humanité en tant que tel. A l’opposé des animaux, l’histoire de l’Humanité est plus que simplement « naturelle ».

« La domination de la nature qui commence avec le développement de la main, avec le travail, a élargi à chaque progrès l’horizon de l’homme. Dans les objets naturels, il découvrait constamment des propriétés nouvelles, inconnues jusqu’alors. D’autre part, le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société en multipliant les cas d’assistance mutuelle, de coopération commune, et en rendant plus claire chez chaque individu la conscience de l’utilité de cette coopération.

Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin se créa son organe, le larynx non développé du singe se transforma, lentement mais sûrement, grâce à la modulation pour s’adapter à une modulation sans cesse développée et les organes de la bouche apprirent peu à peu à prononcer un son articulé après l’autre. » (Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en Homme.)

L’idéalisme cherche la différence entre l’Humanité et les animaux – et prétend ne pas la trouver. Les animaux aussi pensent! Les animaux aussi parlent! Les animaux aussi souffrent!

Ce qui est naturellement vrai. Mais c’est un point de vue petit-bourgeois. Car l’Humanité ne travaille pas naturellement, passivement, comme se l’imaginent les partisans du capitalisme. Il s’agit d’un processus conscient, ou en voie de conscientisation pour être exact. C’est pourquoi les matérialistes défendent la planification, contre le capitalisme.

Mais cela les idéalistes ne veulent pas en entendre parler. C’est pourquoi le principal théoricien de l’antispécisme, du rejet du caractère spécifique et irréductible de l’humanité par rapport à la nature, est un partisan de l’idéaliste et capitaliste Bentham.

Cela ne doit pas nous étonner. Les partisans de l’antispécisme, qui remettent en cause la notion d’espèce humaine, n’ont aucun sens historique. Ils ne voient pas qu’en Egypte antique on vénérait les chats, que dans l’Inde médiévale on vénérait les singes et les vaches.

Les partisans de l’antispécisme ne voient pas que l’humanité a subi des évolutions, que les modes de production ont chacun compris différemment l’existence des animaux. Ainsi ce n’est qu’après la période de communisme primitif, du matriarcat, que les animaux ont été intégré dans le processus de production alimentaire. Et ce n’est qu’avec le capitalisme que la viande devient une nourriture pour la grande majorité des gens.

Que dit ainsi Singer, le partisan de Bentham? Que les animaux pensent. Que les animaux parlent. Que les animaux souffrent. Que les animaux ont une personnalité.

Et comme c’est un idéaliste, niant l’apport des Lumières dans le parcours de l’Humanité, au profit de la barbarie libérale, il dit en même temps que jusqu’à 28 jours, les nouveaux-nés n’ont pas de personnalité. Et que donc, on peut s’en débarrasser le cas échéant, car ils ne correspondent pas à la vie telle que sa conception idéaliste la conçoit.

Le même point de vue qui affirme que les animaux ont des droits, car ayant une personnalité, dit ainsi par exemple que les nouveaux-nés humains handicapés sont des « légumes humains » (« human vegetables ») et qu’il est correct de s’en débarrasser!

Ce point de vue est naturellement un point de vue fasciste et il ne saurait être accepté. L’espèce humaine a développé l’humanisme, et cet humanisme a justement consisté à s’extraire de l’ordre « naturel ».

Singer a tout à fait un point de vue libéral barbare. Il défend le principe libéral voulant qu’il y ait un « ordre naturel », qui s’équilibre naturellement, dans un ordre pur et parfait. C’est la régulation du capitalisme par la main invisible d’Adam Smith ou bien l’équilibre pur et parfait du marché de Pareto, ou bien encore… l’utilitarisme de Bentham, consistant à dire: puisque tout le monde veut être content soyons le ensemble en suivant l’ordre naturel.

Ou comme Bentham le dit: « Chacun compte pour un et nul ne compte pour plus d’un ». Le rêve idéalise du citoyen bourgeois rêvant à sa tranquillité. Le fantasme fasciste de « chacun son pavillon ».

Singer est à ce point anti-matérialiste qu’il va jusqu’à justifier les religions les plus féodales qui soit, à savoir l’hindouisme et le bouddhisme, qui expliquent que l’ordre existant restera ainsi des milliers et milliers d’années. Singer ne voit rien des superstitions, du système des castes, du patriarcat et de la soumission aux prêtres, ni non plus le fait que le véganisme, comme le socialisme, est le produit de la société capitaliste. Il dit simplement:

« La prise en compte de la souffrance des animaux est présente dans la pensée hindoue, et la compassion est pour le bouddhisme une notion universelle qui s’applique aussi bien aux animaux qu’aux humains.  »

Les intouchables, les femmes devant se jeter dans le bûcher de leur mari défunt, etc. etc. tout cela Singer le met de côté car cela ne sert pas son point de vue idéaliste. C’est particulièrement flagrant lorsqu’il assimile, dans un grand délire idéaliste, le mouvement de libération animale avec le « mouvement de libération des Noirs ». Singer assimile la libération animale à la suite logique de la libération des Noirs, des femmes, des homosexuels, des minorités en général.

Mais jamais il n’explique cette oppression. Jamais il ne parle du capitalisme. Ce qu’il dit juste, en théoricen libéral avec une éthique qui est celle de la Communauté Européenne aujourd’hui, c’est que ce n’est pas « bien ».

Pour résumer, la théorie de l’antispécisme se résume dans cette phrase de Bentham d’où part Singer:

« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale obtiendra ces droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser. Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours aux caprices d’un bourreau.

On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons tout aussi insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.

Et quel autre critère devrait-on prendre pour tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adultes sont incomparablement plus rationnels, et aussi ont plus de conversation, qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois.

Et s’il en était autrement, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est pas : «Peuvent-ils raisonner ?», ni : «Peuvent-ils parler ?», mais : «Peuvent-ils souffrir ?»  »
Singer est en fait le théoricien du capitalisme poussé jusqu’au bout, jusqu’au monde animal. En faisant ainsi, il nie les classes sociales en rajoutant d’autres individus. Ce qu’a fait le capitalisme américain – diviser les classes en gays, rockers, bikers, fans de baseball, etc. – Singer entend y contribuer en rajoutant des milliards d’individus – les animaux.

Les animaux et les humains sont mis sur le même plan, car ils souffrent et le savent. Les nourrissons n’ont pas conscience (soi disant) de cela, ni les insectes, donc on les met de côté. Une théorie fondamentalement absurde, et qui plus est réactionnaire, comme toutes les théories absurdes produites par le capitalisme.

Car, pour les matérialistes, il y a une Humanité, une Humanité consciente d’elle-même. Les « individus » séparés les uns des autres, s’entendant « par hasard » ou bien parce qu’ils sont des « animaux politiques » (Aristote), les matérialistes n’y croient pas.

Pour les matérialistes, la conscience est délimitée par le mode de production. Et ce qui est juste ou pas, vient de la capacité des êtres humains à se rendre maîtres de leurs propres activités. D’où le principe de la planification comme caractéristique du socialisme. Et la recherche ininterrompue du nouveau contre l’ancien.

L’Humanité ne peut pas être compris comme les animaux sont compris, cycliquement. L’Humanité avance de manière ininterrompue. L’Humanité modifie le monde. Elle utilise la science, en étant elle-même la science par sa pratique dans le monde.

D’où viennent les idées justes? Tombent-elles du ciel? Non. Sont-elles innées? Non. Elles ne peuvent venir que de la pratique sociale, de trois sortes de pratique sociale: la lutte pour le production, la lutte de classes et l’expérimentation scientifique (Mao Zedong).

La lutte de classes, c’est la lutte contre l’exploitation. Un jour cette lutte prendra fin, quand il n’y aura plus de classes.

La lutte pour la production, c’est la lutte pour la survie de l’Humanité. C’est la lutte contre la nature, et contre le monde animal également. Cette lutte ne s’arrêtera que le jour de la fin de l’Humanité mais, lorsque l’Humanité sera organisée de manière totalement consciente, son rapport avec la nature et le monde animal changera.

C’est là que le véganisme prend tout son sens. Le véganisme est l’expression de la non-nécessité historique d’utiliser les animaux dans la production, contrairement aux périodes passées de l’Humanité.

L’Humanité n’a, si le mode de production capitaliste est dépassé, plus besoin de tuer les animaux pour subvenir à ses besoins.

Partant de là, son rapport avec la nature peut cesser d’être conflictuel. Karl Marx et Friedrich Engels devinaient ce processus lorsqu’ils affirmaient que le socialisme était la résolution du conflit entre les villes et les campagnes.

La fin du conflit entre les villes et les campagnes, c’est la fin du conflit entre le monde de l’Humanité et celui de la nature.

C’est la coexistence de manière rationnelle. Et si la raison affirme que les crickets sont nuisibles à certains moments, elle dit aussi qu’il n’y aucun intérêt à faire souffrir inutilement des millions d’animaux pour une alimentation ou un habillement que l’Humanité peut se fournir différemment.

Et cela n’a rien à voir avec la conception petite-bourgeoise des anti-spécistes. Singer prend comme exemple Gandhi et Martin Luther King, affirmant que:

« en fin de compte ils furent vainqueurs, parce que la justesse de leur cause ne pouvait être niée, et leur comportement toucha les consciences même de ceux qui les avaient combattus ».

Les végans partant du matérialisme considèrent au contraire que tant que le mode de production capitaliste n’aura pas été renversé par la violence dans le processus de la lutte de classes, la conscience de l’Humanité ne profitera pas d’une base nouvelle et correcte pour se changer elle-même et devenir meilleure.

« L’animal utilise seulement la nature extérieure et provoque en elle des modifications par sa seule présence; par les changements qu’il y apporte, l’homme l’amène à servir à ses fins, il la domine. Et c’est en cela que consiste la dernière différence essentielle entre l’homme et le reste des animaux, et cette différence, c’est encore une fois au travail que l’homme la doit. »

(Friedrich Engels, Le rôle du travail dans la transformation du singe en Homme.)