« Bien que la nécessité de se conformer aux conditions de la société… »

« Bien que la nécessité de se conformer aux conditions de la société où l’on vit m’ait fait depuis manger tout ce que le monde mange »: c’est une phrase typique de la capitulation, et c’est pour cela que cette citation du poète Lamartine est très intéressante. Il ne s’agit pas tant ici de voir que la critique romantique de la société pouvait être très superficielle, que de constater que le véganisme est raisonné ou il n’est pas.

Le fait de jouer sur les émotions, de chercher à les manipuler, ne saurait aboutir au véganisme. Si bien entendu il faut conjuguer les sens à la raison pour ne pas tomber dans l’indifférence à la Descartes, on peut voir ô combien souvent que la souffrance animale est prétexte à une protestation pleine d’émotion, mais n’aboutissant jamais au véganisme ni à une compréhension raisonnée de ce qu’est l’exploitation animale.

L’émotion n’est rien si elle ne se conjugue pas avec un effort approfondi de réflexion sur la situation!

Mon éducation était une éducation philosophique de seconde main, une éducation philosophique corrigée et attendrie par la maternité.

Physiquement, cette éducation découlait beaucoup de Pythagore et de l’Emile [de Jean-Jacques Rousseau]. Ainsi, la plus grande simplicité de vêtement et la plus rigoureuse frugalité dans les aliments en faisaient la base.

Ma mère était convaincue, et j’ai comme elle cette conviction, que tuer les animaux pour se nourrir de leur chair et de leur sang est une des infirmités de la condition humaine ; que c’est une de ces malédictions jetées sur l’homme soit par sa chute, soit par l’endurcissement de sa propre perversité.

Elle croyait, et je le crois comme elle, que ces habitudes d’endurcissement de coeur à l’égard des animaux les plus doux, nos compagnons, nos auxiliaires, nos frères en travail et même en affection ici-bas ; que ces immolations, ces appétits de sang, cette vue des chairs palpitantes sont faits pour brutaliser et pour endurcir les instincts du coeur.

Elle croyait, et je le crois aussi, que cette nourriture, bien plus succulente et bien plus énergique en apparence, contient en soi des principes irritants et putrides qui aigrissent le sang et abrègent les jours de l’homme. Elle citait, à l’appui de ces idées d’abstinence, les populations innombrables, douces, pieuses de l’Inde, qui s’interdisent tout ce qui a eu vie, et les races fortes et saines des peuples pasteurs, et même des populations laborieuses de nos campagnes qui travaillent le plus, qui vivent le plus innocemment et les plus longs jours, et qui ne mangent pas de viande dix fois dans leur vie.

Elle ne m’en laissa jamais manger avant l’âge où je fus jeté dans la vie pêle-mêle des collèges. Pour m’en ôter le désir, si je l’avais eu, elle n’employa pas de raisonnements ; mais elle se servit de l’instinct qui raisonne mieux en nous que la logique.

J’avais un agneau qu’un paysan de Milly m’avait donné, et que j’avais élevé à me suivre partout comme le chien le plus tendre et le plus fidèle. Nous nous aimions avec cette première passion que les enfants et les jeunes animaux ont naturellement les uns pour les autres. Un jour, la cuisinière dit à ma mère, en ma présence : « Madame, l’agneau est gras ; voilà le boucher qui vient le demander : faut-il le lui donner ? »

Je me récriai, je me précipitai sur l’agneau, je demandai ce que le boucher voulait en faire et ce que c’était qu’un boucher. La cuisinière me répondit que c’était un homme qui tuait les agneaux, les moutons, les petits veaux et les belles vaches pour de l’argent. Je ne pouvais pas le croire. Je priai ma mère. J’obtins facilement la grâce de mon ami.

Quelques jours après, ma mère allant à la ville me mena avec elle et me fit passer, comme par hasard, dans la cour d’une boucherie. Je vis des hommes, les bras nus et sanglants, qui assommaient un boeuf ; d’autres qui égorgeaient des veaux et des moutons, et qui dépeçaient leurs membres encore pantelants.

Des ruisseaux de sang fumaient çà et là sur le pavé. Une profonde pitié mêlée d’horreur me saisit. Je demandai à passer vite. L’idée de ces scènes horribles et dégoûtantes, préliminaires obligés d’un de ces plats de viande que je voyais servis sur la table, me fit prendre la nourriture animale en dégoût et les bouchers en horreur.

Bien que la nécessité de se conformer aux conditions de la société où l’on vit m’ait fait depuis manger tout ce que le monde mange, j’ai conservé une répugnance raisonnée pour la chair cuite, et il m’a toujours été difficile de ne pas voir dans l’état de boucher quelque chose de l’état de bourreau. Je ne vécus donc, jusqu’à douze ans, que de pain, de laitage, de légumes et de fruits.

Ma santé n’en fut pas moins forte, mon développement moins rapide, et peut-être est-ce à ce régime que je dus cette pureté de traits, cette sensibilité exquise d’impressions et cette douceur sereine d’humeur et de caractère que je conservai jusqu’à cette époque. (Alphonse de Lamartine, Les confidences)