L’image d’Epinal de Berlin et l’héroïne

La presse est unanime à saluer Lou Reed, grande « figure » du rock, sans pratiquement de critiques sauf la référence au très humoristique compte-rendu d’une interview rappelant à quel point ce chanteur était d’une suffisance toute « contemporaine. »

Le plus souvent c’est également l’album « Berlin », de 1973, qui est mis en avant comme son grand chef d’oeuvre. Il y a lieu de s’y attarder, car il existe toute une image « fascinante » de Berlin comme ville de la bohème artistique et droguée, une sorte de pendant européen d’un New York pareillement fantasmé.

Pour comprendre le ton de cet album « Berlin », voici ce qu’en dit le magazine américain Rolling Stone à l’époque :

« Ce disque est un désastre, entraînant l’auditeur dans un demi-monde distordu et dégénéré, où règnent la parano, la schizophrénie, la dégradation, la violence camée et le suicide… »

En fait, Berlin est en tant que tel l’expression d’un fantasme sur une ville sombre, avec les drogues en arrière-plan. Voici ce que raconte le producteur de l’album, Bob Ezrin :

« Pour la première fois de ma vie, j’ai entendu dans ma tête de la musique avant même de la jouer. J’ai entendu Berlin avant même que nous l’enregistrions : les arrangements, les orchestrations, les rythmes…

Dans mon esprit, le disque devait être un croisement entre Kurt Weil et la musique industrielle – un concept qui n’existait même pas encore à l’époque… Je voulais du Weil pour le côté théâtral, les orchestrations. Et des guitares heavy, sales pour la décrépitude…

J’ai totalement fantasmé un Berlin à la fois urbain, décadent, détruit, où la nuit rapprochait des femmes peinturlurées de soldats américains dans un cabaret enfumé… Cette image de Berlin a défini le son. »

Et voici ce qu’en dit Lou Reed lui-même, dans une interview à l’Express :

Comment est né Berlin?

Je venais de sortir Transformer [1972], produit par David Bowie: un succès amplifié par le seul tube de ma carrière, Walk on the Wild Side. Mais je voulais nourrir ma musique d’ambitions plus littéraires.

J’ai toujours pensé qu’il fallait considérer un disque comme un roman ou un film: une ?uvre cohérente, faite pour être écoutée dans un ordre précis. C’est ainsi que j’ai composé Berlin. Il s’agissait d’un opéra rock trash se déroulant à Berlin, dans un univers effrayant.

J’étais un amateur de Brecht, de l’expressionnisme allemand, et fasciné par la force symbolique du Mur, métaphore de la séparation et de la schizophrénie. Jusque-là, le rock’n’roll était une musique parlant de filles et de bagnoles. Je voulais un disque urbain et violent, imaginer comment aurait fait Baudelaire s’il avait écrit du rock.

Il a justement été parlé de la ville de Berlin récemment, avec la publication de Moi, Christiane F., la vie malgré tout, biographie de la personne ayant raconté sa douloureuse expérience dans Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée…, livre sorti en 1981 et ayant profondément marqué les esprits.

La ville de Berlin a été associée à l’héroïne, alors qu’en réalité cette drogue était présente partout déjà, notamment à Milan, Vienne ou Zurich.

En fait, le Berlin associé à l’héroïne, c’est n’importe quelle grande ville, et encore plus les capitales. Le parc, la gare, l’héroïne… sont des associations « naturelles » au sein de grandes villes broyant tous ceux et toutes celles qui, en souffrance, plongent dans cette grande fuite en avant.

Et c’est là qu’on voit que David Bowie, qui a habité Berlin, et son ami Lou Reed avec l’album « Berlin », ont construit une image médiatique et bobo de Berlin comme ville sombre marquée par l’héroïne ; c’est également en grande partie l’ambiance qu’on retrouve dans le film « Les ailes du désir » de Wim Wenders.

On comprend aisément que cette image de Berlin est une caricature de la vraie Bohème berlinoise, celle des années 1920-1930, pour une version décadente années 1970 s’auto-justifiant par l’intermédiaire de ce « style. »

Il est vraiment frappant de voir comment tout cela est mis en avant et célébré par toute la presse, jusqu’à la ministre de la culture, dont voici le communiqué :

Hommage d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, à Lou Reed

Avec Lou Reed disparaît une icône du rock. Son œuvre, plongeant ses racines dans la poésie et la littérature de la Beat Generation, s’affirme comme le parcours initiatique d’un dandy pour qui le rock n’roll est l’égal de la littérature, de la peinture et du cinéma. Esthète contestataire, Lou Reed a incarné à travers ses textes et photographies les tabous de l’Amérique.

En 1965, il fonde avec John Cale le groupe The Velvet Undergroud. Tous deux, rejoints par Sterling Morrison et Mo Tucker puis par Nico se produiront régulièrement à la Factory.  Le groupe enregistre en 1967 le célèbre album dont la pochette représentant une banane est signé Andy Warhol et sur lequel figurent « I’m Waiting for the Man », « Sunday Morning », « Heroin ».

Après la séparation du groupe en 1970, Lou Reed poursuit sa carrière en solo. En 1972, l’album, « Transformer » produit par David Bowie, offre les titres les plus connus de Lou Reed : « Walk on the wild side » et « Perfect Day ».

En 1989, Lou Reed rend hommage à sa ville natale avec l’album « New York » marqué par le style parlé chanté. L’année suivante, il retrouvera John Cale pour l’album « Songs for Drella » dédié à Andy Warhol.

Il publiera ensuite les albums « Magic and Loss » (1992) et « Set The Twilight Reeling » (1996) puis en 2000 l’album hypnotique « Ecstacy » et en 2003 « The Raven », référence à Edgar Allan Poe.

Lou Reed est décédé aujourd’hui à l’âge de 71 ans. Son nom et sa musique sont indissociablement liés au mouvement underground qui a relié le rock à l’art contemporain. Il était récemment sur la scène de Pleyel l’invité d’Anthony and the Johnson’s dans la cadre du domaine privé de Laurie Anderson, son épouse.

A l’avant garde du rock, il nous laisse un patrimoine musical exceptionnel qui a définitivement marqué l’histoire de la musique.

Comme on le voit, il n’y aucune critique, et il est logique que soit salué le « mouvement underground qui a relié le rock à l’art contemporain », c’est-à-dire qui a vendu la rébellion aux bobos.

On est là encore et toujours dans la complaisance systématique pour le style de vie individualiste auto-destructeur, et l’image de Berlin est ici une véritable idéologie.