Les femmes contre le concept de Nature?

A l’occasion du 8 mars, voici des notes au sujet de la question de la Nature dans le féminisme. Elles sont tirées d’un document canadien, intitulé « L’écoféminisme : une pensée féministe de la nature et de la société« .

Il se pose en effet une question de fond essentielle concernant le féminisme. Soit on considère que les femmes sont, « par nature », plus proches de la Nature justement parce qu’elles donnent la vie (c’est là-dessus que se fonde, également, le fait de parler de la « terre-mère »). Cela veut dire soutenir le féminisme et reconnaître la Nature.

Soit on considère que la Nature est une invention intellectuelle et que les femmes doivent se débarrasser des exigences biologiques (la grossesse, l’allaitement, etc.) qui les amèneraient à être socialement soumises. Est ici présenté et défendu ce second point de vue, qui n’est pas le nôtre et que nous considérons comme dénaturé, comme séparant le corps et l’esprit (on peut également voir à ce sujet notre article « En finir avec l’idée de Nature?!« ).

« De Beauvoir (1949) rend tout à fait incompatible la société et la nature, renvoyant très distinctement la première à la transcendance et à la liberté, et donc l’émancipation, et la seconde à l’immanence et à la contrainte (Rodgers 1998; Gothlin 2001).

Pour De Beauvoir, la seule échappatoire possible pour les femmes est de s’émanciper de l’immanence dans laquelle la société patriarcale les a cantonnées. Immanence qui comprend pour elle l’enfantement et l’ensemble des tâches domestiques que les hommes ont « confiées » aux femmes, naturellement, dans la suite logique de leur rôle, naturel, de mère. (…)

[Serge] Moscovici soutient que la nature n’existe pas en elle-même, elle est une construction sociale.

Elle n’existe ni en dehors de la société ni au-delà de l’action que l’être humain a sur elle : « il n’y a pas de rapport de l’homme à son milieu qui ne résulte de l’initiative humaine, non qu’il l’ait engendré, mais parce que l’homme s’est constitué ce qu’il est physiologiquement, psychiquement, socialement, en l’engendrant » (Moscovici 1972 : 12). (…)

Moscovici mentionne que l’être humain est un produit de la nature, que les facultés intellectuelles et les transformations physiques que l’espèce humaine a connues sont issues des interactions entre la nature et le corps humain et qu’elles sont dues à celles-ci. Ainsi, Moscovici (1972 : 140) affirme que « l’art d’un homme devient toujours la nature d’un autre homme ».

Toutefois, les hommes et les femmes ne jouissent pas de la même autodétermination. Si l’homme est bien son propre produit, la femme ne l’est pas (Denis 1974 : 1925) : « l’homme est son propre produit, mais pour s’autoproduire, il a fabriqué du produit autour, du paysage de fond, de la matière de base. Nous les femmes, nous sommes produites mais non auto-produites, nous sommes de la matière d’échange, de la provision et peut-être aussi de la limite. » Les femmes font partie de la nature dont les hommes se servent pour se produire en tant qu’êtres dits authentiquement culturels.

Moscovici (1972, 1977) déconstruit la notion de nature et dénonce l’autodétermination que pensent avoir les hommes à l’égard de la nature. Il réhabilite la nature comme objet de réflexion sociale et comme sujet de constitution de la société.Pour résumer, Moscovici montre que la nature est en fait une notion, et seulement une notion, puisqu’elle n’existe pas.

C’est une notion éminemment sociale et, de ce fait, elle est utilisée pour légitimer l’ordre social en le naturalisant. Le rapport de la société à la nature n’est pas homogène, si tous les êtres humains sont des produits de la nature, les femmes ne participent à cette production de la culture que comme objets de la volonté masculine.

D’Eaubonne va donc réaliser la synthèse entre l’écologisme de Moscovici et le féminisme de Simone de Beauvoir. Les deux critiquent l’idée de nature, mais le premier pour en faire le principe vertueux et nécessaire à la société, la seconde pour en faire le principe à dépasser et à transcender. (…)

Les mouvements des femmes ont comme objectif essentiel, selon D’Eaubonne (1974), la disparition du salariat, des hiérarchies compétitives et de la famille. Il faut donc refonder la société sur des bases neuves, et cela commence par le renversement des systèmes productifs et reproductifs gérés par les « Mâles ». (…)

Comme nous l’avons souligné précédemment, De Beauvoir encourage les femmes à transcender le corps, notamment sur cette question de la maternité.

En effet, pour elle, la maternité est une aliénation du sujet et une subordination à l’espèce humaine. De Beauvoir rejette la nature en dehors de la sphère sociale, conformément à la pensée dichotomique masculine.

La seule issue pour les femmes est donc de se libérer de l’emprise de la nature, pour devenir à leur tour des hommes. Elle ne remet donc pas en cause la dichotomie arbitraire entre nature et culture, entre immanence et transcendance, qui est l’oeuvre de l’idéologie et de la philosophie masculine. À la décharge de Simone de Beauvoir, nous tenons à préciser que les écrits mettant en cause cette dichotomie ne sont venus que postérieurement au Deuxième sexe (1949). Nous pensons principalement à Mathieu (1973) avec « Homme-culture et femme-nature? », mais aussi à Tabet (1985) qui montre que la reproduction n’est jamais laissée au hasard de la nature.

Elle est de toute façon conditionnée par la société, et donc par les hommes qui ont le pouvoir de décider, et ce, que le taux de fertilité soit faible ou élevé.

La maternité n’est donc pas une fonction naturelle aux femmes, mais une fonction sociale.

D’Eaubonne ne s’y trompe pas, réhabiliter la nature comme constitutive de la société sans entamer une critique radicale de la dichotomie culture/nature serait suicidaire pour les femmes.

Il s’agit donc bien, pour elle, de reprendre la critique de la notion de nature de Moscovici qui en fait une notion essentiellement sociale, tout en conservant bien sûr l’héritage féministe de Simone de Beauvoir.

Parce que, et nous ne voulons pas qu’il y ait une quelconque ambiguïté à ce sujet, l’écoféminisme ne consiste pas à dire que les femmes sont plus proches de la nature que les hommes. Mellor le mentionne en préface de son livre (1997 : VII) : « In arguing for the radical potential of a link between feminism and ecology I do not claim that women are somehow essentially closer to “ nature ”, but rather that it is not possible to understand the ecologically destructive consequences of dominant trends in human development without understanding their gendered nature » (Notre traduction : « En défendant la radicalité possible d’un lien entre féminisme et écologie, je n’avance pas que les femmes ont une manière d’être essentiellement plus proche de la “ nature ”, mais plutôt qu’il est impossible de comprendre les conséquences écologiquement destructrices de la tendance dominante du développement humain sans saisir leur nature « genrée ». »)

Il s’agit pour les écoféministes de trouver une autre dialectique entre le corps et l’esprit et donc de revenir sur l’histoire déjà très ancienne de la métaphysique occidentale.

Cette différence de positionnement autour de la maternité et de la procréation est cruciale. Elle cristallise les positions des différents mouvements écoféministes, mais aussi écologistes et féministes, comme on peut le voir maintenant sur les méthodes de procréation assistées. »