« Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres, et, en passant, en gagnant de lui-même son lit, il leva le poing sur elle »

Voici de nouveau des extraits de L’assommoir.  Nous avons vu qu’près que l’ouvrier ait commencé à toucher à l’alcool en raison de son accident et de sa situation sociale, il a été pris dans l’engrenage… Lui qui refusait de boire à son travail, il est poussé par les événements.

Et il commence ainsi à mentir, et on commence à ne plus le prendre trop au sérieux…

« Le zingueur se retint à l’établi pour ne pas tomber. C’était la première fois qu’il prenait une pareille cuite. Jusque-là, il était rentré pompette, rien de plus.

Mais, cette fois, il avait un gnon sur l’œil, une claque amicale égarée dans une bousculade. Ses cheveux frisés, où des fils blancs se montraient déjà, devaient avoir épousseté une encoignure de quelque salle louche de marchand de vin, car une toile d’araignée pendait à une mèche, sur la nuque.

Il restait rigolo d’ailleurs, les traits un peu tirés et vieillis, la mâchoire inférieure saillant davantage, mais toujours bon enfant, disait-il, et la peau encore assez tendre pour faire envie à une duchesse.

« Je vais t’expliquer, reprit-il en s’adressant à Gervaise. C’est Pied-de-Céleri, tu le connais bien, celui qui a une quille de bois… Alors, il part pour son pays, il a voulu nous régaler… Oh ! nous étions d’aplomb, sans ce gueux de soleil… Dans la rue, le monde est malade. Vrai ! Le monde festonne… »

Et comme la grande Clémence s’égayait de ce qu’il avait vu la rue soûle, il fut pris lui-même d’une joie énorme dont il faillit étrangler. Il criait : « Hein ! les sacrés pochards ! Ils sont d’un farce !… Mais ce n’est pas leur faute, c’est le soleil… »

Toute la boutique riait, même Mme Putois, qui n’aimait pas les
ivrognes. Ce louchon d’Augustine avait un chant de poule, la bouche ouverte, suffoquant. Cependant, Gervaise soupçonnait Coupeau de n’être pas rentré tout droit, d’avoir passé une heure chez les Lorilleux, où il recevait de mauvais conseils.

Quand il lui eut juré que non, elle rit à son tour, pleine d’indulgence, ne lui reprochant même pas d’avoir encore perdu une journée de travail. »

On laisse passer au début, mais vite on va le regretter, car l’alcool est un poison qui prend vite le contrôle des gens… On s’en aperçoit trop tard… Voici comment la situation apparaît subitement au grand jour, agressant directement l’intimité.

« Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau d’un coup d’épaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse blanche, les dents serrées, le nez pincé.

Et Gervaise reconnut tout de suite le vitriol de l’Assommoir, dans le sang empoisonné qui lui blêmissait la peau.

Elle voulut rire, le coucher comme elle faisait les jours où il
avait le vin bon enfant.

Mais il la bouscula, sans desserrer les lèvres,
et, en passant, en gagnant de lui-même son lit, il leva le poing sur elle. Il ressemblait à l’autre, au soûlard qui ronflait là-haut, las d’avoir tapé. Alors, elle resta toute froide ; elle pensait aux hommes, à son mari, à Goujet, à Lantier, le cœur coupé, désespérant d’être jamais heureuse. »

Zola souligne également un aspect très important : cet effet boule de neige. L’alcool rend en apparence gai, il ouvre l’esprit, et ce divertissement s’avère en fait un terrible piège, avec la déchéance qui arrive sans même qu’on s’en aperçoive…

« Aussi, depuis l’entrée du chapelier dans le ménage, le zingueur, qui fainéantait déjà pas mal, en était arrivé à ne plus toucher un outil.

Quand il se laissait encore embaucher, las de traîner ses savates, le camarade le relançait au chantier, le blaguait à mort en le trouvant pendu au bout de sa corde à nœuds comme un jambon fumé, et il lui criait de descendre prendre un canon.

C’était réglé, le zingueur lâchait l’ouvrage, commençait une bordée qui durait des journées et des semaines.

Oh ! par exemple, des bordées fameuses, une revue générale de tous les mastroquets du quartier, la soûlerie du matin cuvée à midi et repincée le soir, les tournées de casse-poitrine se succédant, se perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d’une fête, jusqu’à ce que la dernière chandelle s’éteignit avec le dernier verre !

Cet animal de chapelier n’allait jamais jusqu’au bout. Il laissait l’autre s’allumer, le lâchait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui, se piquait le nez proprement, sans qu’on s’en aperçût. Quand on le connaissait bien, ça se voyait seulement à ses yeux plus minces et à ses manières plus entreprenantes auprès des femmes. Le zingueur, au contraire, devenait dégoûtant, ne pouvait plus boire sans se mettre dans un état ignoble. »