« Donnez-m’en un litre. Ce s’ra combien ? »

Pour revenir sur la question de l’alcool dans l’armée française pendant la guerre de 14-18, voici un extrait de « Le Feu, journal d’une escouade », où l’auteur, Henri Barbusse, a un regard très critique sur l’alcool, même s’il présente en fait des scènes de la vie quotidienne en mode photographique.

On voit ici comment des soldats tentent de se procurer de l’alcool, cette « quête » devenant d’une importance capitale pour s’occuper, pour passer le temps, pour se procurer un « réconfortant » qui, même si illusoire, détourne justement l’attention.

« — On boirait bien un p’tit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin ?
— Non, dit la bonne femme.

Elle ajouta avec un tremblotement de colère :

— Vous comprenez, l’autorité militaire force ceux qui tiennent du vin à le vendre quinze sous. Quinze sous ! Quelle misère que c’te maudite guerre ! On y perd, à quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin. J’ai bien du vin pour nous. J’dis pas que quéqu’fois, pour obliger, j’en cède pas à des gens qu’on connaît, des gens qui comprennent les choses, mais vous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.
Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il empoigne son bidon qui pend par habitude à son flanc.
— Donnez-m’en un litre. Ce s’ra combien ?
— Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’ m’coûte. Mais vous savez, c’est pour vous obliger parce que vous êtes des militaires.

Barque, à bout de patience, grommelle quelque chose à l’écart. La femme lui jette de côté un regard hargneux et elle fait le geste de rendre le bidon à Lamuse.
Mais Lamuse, lancé dans l’espoir de boire enfin du vin, et dont la joue rougit, comme si le liquide y déteignait déjà doucement, s’empresse d’intervenir :

— N’ayez pas peur, c’est entre nous, la mère, on vous trahira pas.
Elle déblatère, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu par la concupiscence, Lamuse pousse l’abaissement et la capitulation de conscience jusqu’à lui dire :
— Que voulez-vous, madame, c’est militaire ! Faut pas essayer de comprendre.
Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ce réduit de leurs rotondités imposantes.
— C’est là vot’ petite provision personnelle ?
— Elle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.

La mégère se retourne, agressive.
— Vous ne voudrez pas qu’on se ruine à cette misère de guerre ! C’est assez de tout l’argent qu’on perd à ci et à ça.
— À quoi ? insiste Barque.
— On voit que vous n’risquez pas vot’ argent, vous.
— Non, nous ne risquons que not’ peau.
On s’interpose, inquiets du tour dangereux pour nos intérêts immédiats que prend ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouée et une voix d’homme la traverse :
— Eh, Palmyre ! clame la voix.

La bonne femme s’en va clopin-clopant, en laissant prudemment la porte ouverte.
— Y a du bon ! C’est j’té ! nous fait Lamuse.
— Quels salauds que ces gens-là ! murmure Barque, qui ne digérait pas cette réception.
— C’est t’honteux et dégueulasse, dit Marthereau.
— On dirait qu’tu vois ça pour la première fois !
— Et toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit d’un p’tit air pour sa volerie d’vin : « Que voulez-vous, c’est militaire ! » Ben, mon vieux, t’as pas les foies !
— Quoi faire d’autre, quoi dire ? Alors, il aurait fallu nous mettre la ceinture, pour la table et pour l’aramon ? Elle nous ferait payer son vin quarante sous qu’on y prendrait tout de même, n’est-ce pas ? Alors, faut s’estimer bien heureux. J’avoue, je n’étais pas rassuré, et j’drelinguais qu’a veule pas.
— J’sais bien que c’est partout et toujours la même histoire, mais c’est égal…
— I’s’ démerde l’habitant, ah ! oui ! I’ faut bien qu’i’ y en ait qui fassent fortune. Tout le monde ne peut pas s’faîre tuer.
— Ah ! les braves populations de l’Est !
— Ben, et les braves populations du Nord !
— … Qui nous accueillent les bras ouverts !…
— La main ouverte, oui…
— J’te dis, répète Marthereau, que c’est un’ honte et une dégueulasserie.
— La ferme ! Rev’là c’te vache. »