Darwin sur les pigeons

Dans De l’origine des espèces, Darwin fournit un long passage au sujet des pigeons. On ne confondra par ailleurs pas ce que raconte Darwin avec le néo-darwinisme, qui a généralisé et systématisé de manière barbare le principe d’adaptation individuelle.

Voici un extrait de ce que raconte Darwin:

RACES DU PIGEON DOMESTIQUE, LEURS DIFFÉRENCES ET LEUR ORIGINE.

Persuadé qu’il vaut toujours mieux étudier un groupe spécial, je me suis décidé, après mûre réflexion, pour les pigeons domestiques. J’ai élevé toutes les races que j’ai pu me procurer par achat ou autrement ; on a bien voulu, en outre, m’envoyer des peaux provenant de presque toutes les parties du monde ; je suis principalement redevable de ces envois à l’honorable W. Elliot, qui m’a fait parvenir des spécimens de l’Inde, et à l’honorable C. Murray, qui m’a expédié des spécimens de la Perse.

On a publié, dans toutes les langues, des traités sur les pigeons ; quelques-uns de ces ouvrages sont fort importants, en ce sens qu’ils remontent à une haute antiquité. Je me suis associé à plusieurs éleveurs importants et je fais partie de deux Pigeons-clubs de Londres.

La diversité des races de pigeons est vraiment étonnante. Si l’on compare le Messager anglais avec le Culbutant courte-face, on est frappé de l’énorme différence de leur bec, entraînant des différences correspondantes dans le crâne. Le Messager, et plus particulièrement le mâle, présente un remarquable développement de la membrane caronculeuse de la tête, accompagné d’un grand allongement des paupières, de larges orifices nasaux et d’une grande ouverture du bec. Le bec du Culbutant courte-face ressemble à celui d’un passereau ; le Culbutant ordinaire hérite de la singulière habitude de s’élever à une grande hauteur en troupe serrée, puis de faire en l’air une culbute complète. (…)

Le développement des os de la face diffère énormément, tant par la longueur que par la largeur et la courbure, dans le squelette des différentes races. La forme ainsi que les dimensions de la mâchoire inférieure varient d’une manière très remarquable. Le nombre des vertèbres caudales et des vertèbres sacrées varie aussi, de même que le nombre des côtes et des apophyses, ainsi que leur largeur relative. La forme et la grandeur des ouvertures du sternum, le degré de divergence et les dimensions des branches de la fourchette, sont également très variables.

La largeur proportionnelle de l’ouverture du bec ; la longueur relative des paupières ; les dimensions de l’orifice des narines et celles de la langue, qui n’est pas toujours en corrélation absolument exacte avec la longueur du bec ; le développement du jabot et de la partie supérieure de l’œsophage ; le développement ou l’atrophie de la glande oléifère ; le nombre des plumes primaires de l’aile et de la queue ; la longueur relative des ailes et de la queue, soit entre elles, soit par rapport au corps ; la longueur relative des pattes et des pieds ; le nombre des écailles des doigts ; le développement de la membrane interdigitale, sont autant de parties essentiellement variables.

L’époque à laquelle les jeunes acquièrent leur plumage parfait, ainsi que la nature du duvet dont les pigeonneaux sont revêtus à leur éclosion, varient aussi ; il en est de même de la forme et de la grosseur des œufs. Le vol et, chez certaines races, la voix et les instincts, présentent des diversités remarquables. Enfin, chez certaines variétés, les mâles et les femelles en sont arrivés à différer quelque peu les uns des autres.

On pourrait aisément rassembler une vingtaine de pigeons tels que, si on les montrait à un ornithologiste, et qu’on les lui donnât pour des oiseaux sauvages, il les classerait certainement comme autant d’espèces bien distinctes. Je ne crois même pas qu’aucun ornithologiste consentît à placer dans un même genre le Messager anglais, le Culbutant courte-face, le Runt, le Barbe, le Grosse-gorge et le Paon ; il le ferait d’autant moins qu’on pourrait lui montrer, pour chacune de ces races, plusieurs sous-variétés de descendance pure, c’est-à-dire d’espèces, comme il les appellerait certainement.

Quelque considérable que soit la différence qu’on observe entre les diverses races de pigeons, je me range pleinement à l’opinion commune des naturalistes qui les font toutes descendre du Biset (Columba livia), en comprenant sous ce terme plusieurs races géographiques, ou sous-espèces, qui ne diffèrent les unes des autres que par des points insignifiants. (…)

Le document le plus ancien que l’on trouve dans l’histoire relativement aux pigeons remonte à la cinquième dynastie égyptienne, environ trois mille ans avant notre ère ; ce document m’a été indiqué par le professeur Lepsius ; d’autre part, M. Birch m’apprend que le pigeon est mentionné dans un menu de repas de la dynastie précédente.

Pline nous dit que les Romains payaient les pigeons un prix considérable : « On en est venu, dit le naturaliste latin, à tenir compte de leur généalogie et de leur race. » Dans l’Inde, vers l’an 1600, Akber-Khan faisait grand cas des pigeons ; la cour n’en emportait jamais avec elle moins de vingt mille. « Les monarques de l’Iran et du Touran lui envoyaient des oiseaux très rares ; » puis le chroniqueur royal ajoute : « Sa Majesté, en croisant les races, ce qui n’avait jamais été fait jusque-là, les améliora étonnamment. »

Vers cette même époque, les Hollandais se montrèrent aussi amateurs des pigeons qu’avaient pu l’être les anciens Romains. Quand nous traiterons de la sélection, on comprendra l’immense importance de ces considérations pour expliquer la somme énorme des variations que les pigeons ont subies. Nous verrons alors, aussi, comment il se fait que les différentes races offrent si souvent des caractères en quelque sorte monstrueux. Il faut enfin signaler une circonstance extrêmement favorable pour la production de races distinctes, c’est que les pigeons mâles et femelles s’apparient d’ordinaire pour la vie, et qu’on peut ainsi élever plusieurs races différentes dans une même volière. (…)

Je n’ai jamais rencontré un éleveur de pigeons, de volailles, de canards ou de lapins qui ne fût intimement convaincu que chaque race principale descend d’une espèce distincte. Van Mons, dans son traité sur les poires et sur les pommes, se refuse catégoriquement à croire que différentes sortes, un pippin Ribston et une pomme Codlin, par exemple, puissent descendre des graines d’un même arbre.

On pourrait citer une infinité d’autres exemples. L’explication de ce fait me paraît simple : fortement impressionnés, en raison de leurs longues études, par les différences qui existent entre les diverses races, et quoique sachant bien que chacune d’elles varie légèrement, puisqu’ils ne gagnent des prix dans les concours qu’en choisissant avec soin ces légères différences, les éleveurs ignorent cependant les principes généraux, et se refusent à évaluer les légères différences qui se sont accumulées pendant un grand nombre de générations successives.

Les naturalistes, qui en savent bien moins que les éleveurs sur les lois de l’hérédité, qui n’en savent pas plus sur les chaînons intermédiaires qui relient les unes aux autres de longues lignées généalogiques, et qui, cependant, admettent que la plupart de nos races domestiques descendent d’un même type, ne pourraient-ils pas devenir un peu plus prudents et cesser de tourner en dérision l’opinion qu’une espèce, à l’état de nature, puisse être la postérité directe d’autres espèces ?