Le « four », supermarché des drogues

Puisque hier il était parlé des « fours » qui consistent en des petits supermarchés des drogues, voici une présentation de ce en quoi cela consiste. Il s’agit en l’occurrence d’une lettre ouverte, présentant le trafic de drogues et montrant que les cités… ne sont que le bout d’une longue chaîne, les vrais décideurs étant loin et intouchables…

Se focaliser sur les cités pour parler des drogues – que ce soit en bien ou en mal – c’est dans tous les cas nier l’existence de mafias aux grandes ramifications…

C’est « l’industrie des stupéfiants » que dénoncent justement les deux auteurs de cette lettre ouverte, publiée en 2009, sont la sociologue Marie-Hélène Bacqué et Lamence Madzou, la première ayant aidé le second à publier en 2008 l’ouvrage « J’étais un chef de gang ».

Les jeunes des banlieues sont les premières victimes du « bizness »

La question de la violence juvénile et des bandes de jeunes a de nouveau fait l’actualité, à la suite de quelques faits divers marquants. La ministre de l’intérieur a avancé les chiffres de 222 bandes sur le territoire français, 78 % en Ile-de-France, comportant 2 500 membres permanents et 2 500 occasionnels, soit un total de 5 000 jeunes.

La fabrication et la précision de ces données appellent bien des réserves quand l’on sait que la plupart de ces « bandes » sont des groupes peu structurés de copains désoeuvrés. Cela a déjà été dit, de même que l’inutilité et l’effet nocif des mesures répressives annoncées, qui permettraient de condamner à trois ans de prison un délit de mauvaise fréquentation. Effet d’annonce qui, une fois de plus, ne contribue qu’à réactiver peurs et fantasmes de l’insécurité et à installer ces quartiers dans une spirale de la répression et de la tension.

Nous voudrions revenir ici sur l’une des affirmations qui appuie ces annonces et alimente le fantasme d’une société attaquée de l’intérieur : ces « tribus » se battraient pour défendre leur bizness et contrôler leurs territoires au sein duquel elles imposeraient un système maffieux. L’incident récent qui s’est déroulé à La Courneuve, où des armes lourdes ont été utilisées contre des policiers démontrerait la conjonction de trafics de stupéfiants et de trafics d’armes.

Nos observations de terrain, qui restent à compléter, montrent que la réalité est plus compliquée, mais qu’elle n’en est pas moins inquiétante. Certes, il existe bien en France un marché des substances illicites, haschisch, héroïne, cocaïne et crack. Ce marché est important et en développement. Dans les quartiers populaires, une partie des jeunes consomme et vend. A l’échelon du quartier, cette économie souterraine reste cependant artisanale.

La majorité des petits vendeurs ont un ou plusieurs fournisseurs et écoulent en moyenne 100 à 200 grammes de haschisch en une semaine sous la forme de barrettes vendues de 10 à 20 euros. « Tout le monde trouve sa place ; il suffit d’avoir de la drogue, on vend. Celui qui a de la marchandise, c’est celui qui vend », raconte un jeune.

S’il peut exister des concurrences locales, les enjeux sont ailleurs et les gros trafiquants qui travaillent à l’échelle internationale ne sont, bien sûr, pas basés dans ces quartiers, qui ne représentent que l’un des lieux d’écoulement de la marchandise parmi d’autres. Ils ont besoin d’anonymat et d’invisibilité, difficiles à trouver dans ce type d’espace social.

Ces têtes de réseau font rentrer en France plusieurs tonnes de haschisch chaque année ; elles sont organisées, riches et puissantes. La drogue est stockée par ballots de 100 à 300 kg, le stock pouvant atteindre 600 kg, voire plus. Elle est ensuite distribuée à des souricières dans lesquelles viennent se fournir des intermédiaires, qui revendent à leur tour à de petits revendeurs, chacun relevant sa commission.

Au bout de la chaîne, ce marché est d’ailleurs de moins en moins rentable, car le prix du haschisch a doublé en quinze ans (un kg coûtait alors environ 800 euros et il fluctue aujourd’hui entre 1 500 et 3 000 euros) en raison du nombre des intermédiaires, de l’augmentation des prix à la source, de la diversification et de la sophistication des qualités de haschisch (gstarr, one, aya, marocain).

Contrairement aux idées reçues, les petits vendeurs ne roulent pas sur l’or. Ils ne gagnent souvent pas beaucoup plus qu’un smic mais, dans un contexte où l’accès à un emploi leur est fermé, ils ont ainsi accès à un marché du travail, certes informel, où ils ont l’impression « d’être à leur compte ». Ce revenu leur permet d’accéder à la société de consommation, voire parfois de partager l’achat d’une voiture.

Il en est de même du marché de la contrefaçon. On s’étonne bien souvent de voir des jeunes issus de familles précarisées habillés en Versace, Armani ou Dolce Gabbana, tous vêtements fabriqués en Thaïlande ou en Chine, vendus par un réseau de distribution parallèle à des prix très concurrentiels : « Des mecs reçoivent des cartons, c’est là qu’on se fournit. »

Tout cela constitue une économie parallèle bien réelle, qui s’autorégule. Mais ce n’est pas dans les quartiers populaires et encore moins auprès des « bandes » de jeunes qu’il faut chercher l’organisation de trafics mafieux. Ces jeunes ne sont que les derniers échelons d’un marché international et, comme ceux des quartiers bourgeois, ils en sont d’abord les victimes.

En revanche, on assiste à la marge à une restructuration locale du marché des stupéfiants. Dans quelques cas, encore très exceptionnels – cinq ou six villes en région parisienne -, un marché local commence à s’organiser et quelques individus vont se fournir en Espagne et au Maroc. Ils y achètent 100 à 300 kg de haschich à des prix très attractifs (400 à 600 euros le kg) qu’ils vendent ensuite au détail, se passant des intermédiaires.

Ils jouent la carte de la qualité en proposant de nouveaux produits comme des feuilles de « blunt » parfumées pour rouler le haschisch et en soignant la présentation de l’emballage. Ils créent alors des « fours » : ils prennent possession d’un escalier, en général dans un immeuble d’habitat social. L’escalier est bloqué par un jeune cagoulé avec barre de fer. Un ou deux autres s’y installent pour vendre.

A l’extérieur, des guetteurs surveillent avec des talkies-walkies. Les équipes se relaient : le four est ouvert jusqu’à 22 heures la semaine et minuit le week-end. La drogue est cachée à proximité du four, la préparation se fait dans les appartements. L’activité règne du matin au soir, de la livraison à la préparation puis à la vente. Elle est connue des habitants, réduits au silence par la menace et l’intimidation.

Ces fours rapportent entre 6 000 et 10 000 euros par jour. Les propriétaires des fours recrutent des dealers indépendants, pour un « salaire » quotidien de 50 euros environ. C’est d’abord par la qualité de leur marchandise qu’ils s’imposent sur le marché, recourant si nécessaire à la violence pour maintenir l’exclusivité. Dans tous les cas, ils ont besoin, eux aussi, pour leur activité de calme et d’anonymat, loin des embrouilles de quelques groupes de jeunes qui appellent l’attention médiatique.

Tout cela est, bien sûr, inquiétant, mais dessine une image beaucoup moins simpliste des rapports entre « jeunes des bandes » et « bizness » que celle que nous présente le discours officiel. A l’évidence, les enjeux sont ailleurs que dans ces quartiers populaires qui ne sont que l’un des points d’arrivée de trafics structurés. Il en est de même d’autres trafics organisés, comme ceux des voitures par exemple.

Il existe bien un danger de restructuration de trafics plus localisés mais contre lequel le fichage des jeunes et les mesures répressives sont pour le moins inefficaces. La société française n’est pas menacée par une horde de tribus ; elle met par contre en danger sa jeunesse et son avenir en restant impuissante face à l’industrie des stupéfiants, mais en tapant sur ceux qui en sont les premières victimes, sans pour autant leur offrir de perspectives sociales.