Au sujet de Huguette Gaulin

Nous avons déjà parlé de Huguette Gaulin, une poétesse canadienne qui s’est immolée par le feu, ses dernières paroles étant l’accusation terrible « Vous avez détruit la beauté du monde! », à l’origine de la très belle chanson « L’hymne à la beauté du monde » immortalisée par Diane Dufresne.

Le quotidien Ledevoir.com de Montréal a publié un bel article, donnant plein d’information au sujet de Huguette Gaulin qui mérite un respect ému et assumé quoi qu’on pense de sa démarche poétique.

Huguette Gaulin, soeur de feu
Vie et poésie imbriquées dans un quotidien porté par une grande colère

Vous avez détruit la beauté du monde ! » Tel est le cri ultime lancé par la poète Huguette Gaulin alors qu’elle s’immole sur la place Jacques-Cartier, à Montréal, le 4 juin 1972. C’est aussi sur ces mots insoutenables que renaît la série Point final consacrée cette fois aux disparitions marquantes d’écrivains québécois.

Le Vieux-Montréal des années 70, celui de l’hôtel Nelson, des bars, de la jeunesse étudiante, de la montée du féminisme et des mouvements écologiques dans l’insoutenable mémoire de ce fait divers à la une des journaux. Dans mes souvenirs d’adolescente : les objecteurs de conscience, la petite fille brûlée au napalm courant dans une rizière dans l’interminable guerre du Vietnam, l’étudiant tchèque qui répond par le feu contre l’entrée des chars dans son pays et le fantôme de cette jeune femme, Huguette Gaulin. Les événements ne subsistent parfois que par une certaine arrogance.

La poète n’a que 27 ans quand elle s’immole par le feu. À partir de ce geste, on fait d’elle un personnage public. Quelques mois auparavant, elle a quitté mari et banlieue, habite seule avec son fils un modeste logement du Plateau-Mont-Royal. En consultant son carnet de notes, demeuré jusqu’à aujourd’hui inédit, elle écrit parlant de ce temps vécu : « Elle frémit à voir son visage joliment découpé d’entre les appareils électriques de la cuisine. »

Ce portrait est celui d’une femme qui manifestement se sent à l’étroit dans son rôle d’épouse et de ménagère. Vie et poésie semblent être imbriquées dans ce quotidien porté par une grande colère. Entre « je » et « elle », ce moi soumis aux déchirures définit dans ses multiples images l’identité de cette jeune femme qui se pense en rupture avec son monde.

Une esthétique de la résistance

Contrairement à d’autres suicidés, la poète a laissé peu d’indices sur les raisons de son geste. Sans doute son projet est-il à l’état de sensations, de sentiments, d’images qui l’assaillent. Gaulin construit le deuil de soi dans ces fragments, matériau de l’écriture à venir ; certains sont tapés à la dactylo, d’autres écrits à la main multipliant les ratures, les reprises, les mises au point.

Ils oscillent entre récits oniriques, souvenirs d’enfance, journal intime qui accorde une large place à son fils et à son quotidien de femme à l’étroit dans un monde qui ne la satisfait pas. « J’allais faire l’amour avec le feu puisque je ne trouvais pas de compagnon plus puissant, plus tenace. J’allais me pervertir dans le feu, me laver à même les cendres », écrit-elle. Les blessures qu’elle s’infligera semblent provenir de cette difficile réunion entre le corps et l’esprit. Est-ce de se sentir déjà morte que de se voir ainsi touchée par les flammes ?

Les frères Marcel et François Hébert sont ses voisins et amis. Elle leur confie et travaille avec eux son premier manuscrit d’abord soumis à L’Hexagone puis aux éditions du Jour. Pour subvenir à ses besoins, elle occupe de petits emplois. Elle lit Lautréamont, Nicole Brossard, Anne Hébert, Jacques Ferron, Nelligan. De son vivant, ses poèmes ont été publiés dans les revues Les Herbes rouges et La Barre du jour. Son oeuvre courte et percutante, « Lecture en vélocipède » regroupe trois recueils — Nid d’oxygène (1970), Recensement (1971) et Lecture en vélocipède (1971) —, et paraît aux éditions du Jour à l’automne 1972, quelques mois après le triste événement.

Rien dans ses poèmes n’annonce sa mort. Des mots, des vers devenus squelettes, fantômes, restes, os polis, fondés sur une esthétique de la résistance. Le travail ascétique sur la langue révèle une écriture qu’on a souvent à tort qualifiée de formaliste. Ce recueil posthume ne peut être relu à travers le prisme de l’autobiographie mais plutôt avec l’ardeur de ce moi soumis aux déchirures luttant contre le silence, laissant l’indéchiffrable se découvrir. Les vers du premier poème de Nid d’oxygène : « no 588 / cimetière de la Côte-des-Neiges / le soleil ronge aérolithe à cinq heures » pointent la tombe d’Émile Nelligan, figure tutélaire, ange noir.

« Je lutte »

Le dimanche 4 juin, le temps est à l’orage. Avant de partir, dans cette manière d’être prête après un long et douloureux travail, elle laisse une note et un testament olographe à son ami : « François, amitiés. Je pars, il n’est pas onze heures […] un matin on enfile sa jupe, on sourit, on n’a plus envie de rien. » Sur un stationnement étagé adjacent au château Ramezay, là où Nelligan a triomphé en déclamant La romance du vin,, la jeune femme se réfugie sous un arbre, asperge d’essence ses vêtements et y met le feu devant des témoins impuissants.

Un policier en civil attablé à une terrasse de la place Jacques-Cartier accourt et tente d’éteindre les flammes avec des journaux. Le gardien d’un édifice de la rue Notre-Dame affirmera qu’il a vu une femme passer transportant avec elle avec un bidon d’essence bleu. Elle succombe à ses blessures à l’hôpital Saint-Luc. Demeurée lucide jusqu’à la fin, elle survit deux jours dans ce sacrifice qu’elle s’est imposé : « Je lutte contre la terre […] contre des forces meurtrières ; je lutte parce qu’il y a des façons indécentes de mourir », écrit-elle dans son carnet.

Pendant cet été 1972, la disparition tragique de la jeune femme donne lieu à une petite vague de suicides, l’effet Werther. En consultant les journaux de l’époque, récits et photos les raccordent de proche en proche ; un jeune homme s’exécute dans le métro en laissant un poème en guise d’adieu, une femme se condamne en mettant le feu aux rideaux de son appartement, une autre saute dans le vide depuis son immeuble sur la rue Papineau.

Dans son testament laissé le jour de son suicide, Huguette Gaulin demande à être incinérée réitérant son désir absolu d’amour. En lieu et place du stationnement où le drame s’est déroulé, un espace public vert et fleuri a été aménagé. Rien à cet endroit n’honore sa mémoire, mais ce qu’elle a imprimé en moi est suffisant pour que je la voie surgir chaque fois que j’y viens en pèlerinage.

D’après une idée originale du quotidien Le Temps