Milan, nouvelle capitale italienne de la mafia

Puisque nous parlions avant-hier de la Cosa Nostra, qui agit en Sicile, ayons un aperçu sur l’évolution récente de la mafia italienne, à qui on associe communément, en plus de la Cosa Nosta, la Camorra napolitaine et la ‘Ndranghetta calabraise, cette dernière étant la plus puissante.

La mafia est en train, en effet, de gangrener le Nord. Si les grandes villes, comme Turin, Trieste ou Gênes sont relativement épargnées, ce n’est pas le cas des petites villes. Les mafias s’installent en Lombardie, au Piémont, en Ligurie…

Cela commence d’ailleurs à être connu et, pire encore, accepté comme tel. Voici un sondage publié par l’Espresso. La question posée est de savoir si la criminalité organisée est présente « dans les régions du sud » ou « dans tout le pays ». Cette dernière option obtient 61% des réponses.

Ce choix a évolué de manière sidérante dans l’opinion publique italienne, comme on peut le voir dans le graphique suivant. Il est passé de 22% en 2006 à 31% en 2010, 46% en 2014, 61% désormais…

Il est considéré que jusqu’à un quart des dépenses des touristes sont désormais happés par la mafia et voici l’extrait d’un entretien des journalistes Anne Véron et Gadh Charbit publié par Télérama et titré « La capitale de la mafia, aujourd’hui en Italie, c’est Milan » :

Anne Véron : Dans les années 80 et au début des années 90, sous le règne de Toto Riina, un véritable psychopathe, Cosa Nostra a engagé une lutte d’une extrême violence contre le pouvoir, assassinant tous ceux qui se mettaient en travers de sa route : juges, politiques, journalistes… L’Etat a fini par réagir et pendant ce temps-là, la mafia calabraise, plus discrète, moins exposée, s’est développée pour devenir la plus puissante du monde.

G.C. : Il n’y a que le détroit de Messine qui sépare ces deux régions, mais ce sont deux mondes différents. Quand nous enquêtions sur place, on nous expliquait que la Calabre, aride, économiquement et culturellement pauvre, ressemblait beaucoup à ce qu’était la Sicile il y a une trentaine d’années, sous le règne des Corleone [issus du village du même nom à 60 km de Palerme, ndlr]. Il y règne une atmosphère très pesante. Dans le documentaire, on a mis une courte séquence très parlante, où une voiture fonce vers la caméra alors que nous sommes simplement en train de filmer une église…

A.V. : On arrive dans des villages en apparence déserts et on se sent constamment espionnés, c’est très impressionnant. C’est le Far West : on sait qu’on entre dans un fief mafieux en voyant un panneau indicateur criblé de balles… En comparaison, la Sicile est beaucoup plus développée et ouverte, à tout point de vue. (…)

G.C. : Un jour, on était avec notre guide local – quasiment indispensable là-bas –, sur une plage magnifique, et on a vu un bâtiment abandonné de quelques étages. On a appris que c’était un hôtel de tourisme que la mafia avait incendié. En gros, si quelqu’un essaie de monter une affaire, il va être immédiatement racketté, et la mafia va l’obliger à employer des gens qu’elle a choisis, généralement incompétents. Toute velléité de contribuer au développement économique de la région est ainsi étouffée dans l’œuf. (…)

A.V. : En fait, même si elle est peu visible, elle est davantage présente dans le Nord du pays, beaucoup plus riche, car c’est là que se traitent les affaires. La capitale de la mafia, aujourd’hui, c’est Milan.

G.C. : En Sicile, elle est revenue à une activité traditionnelle de « pizzo » (racket des commerces et des entreprises en échange d’une protection), il n’y a plus d’enlèvements, plus de sang qui coule. D’énormes sommes d’argent ont été recyclées, et il règne une fausse quiétude apparente. La Calabre reste un cas particulier, c’est vraiment une base arrière criminelle avec ces villages isolés dans le massif de l’Aspromonte. Il y a de la drogue, des armes, beaucoup de trafics. Et, comme on le montre à travers des images d’actualité, d’incroyables cachettes aménagées dans les maisons, qui permettent aux hommes recherchés de disparaître pendant longtemps.

Federico Varese, spécialiste italien de la mafia, constate la même chose. Les mafias ont un tel rapport de force économique qu’elles intègrent le capitalisme officiel (ce qui est, relativement, la thèse du communiqué d’Exarcheia). Voici ce qu’il dit dans Linkiesta, traduit par Courrier International :

Linkiesta : Comment les mafias réussissent-elles à s’implanter dans des zones traditionnellement épargnées ?

Federico Varese : J’ai consacré dans mon livre Mafie in movimento (Les mafias en marche) [éd. Einaudi, 2011] un long chapitre aux régions du Piémont et de la Vénétie. Une série de facteurs pousse des individus à tendance mafieuse vers de nouveaux territoires. La théorie selon laquelle les mafias suivent les traces de l’immigration venue du sud de l’Italie est erronée. L’émergence inopinée de marchés locaux délaissés par l’Etat et par les autorités locales est un facteur clé d’implantation de réseaux mafieux, en dehors de toute logique d’immigration.

Linkiesta : La mauvaise réputation de la Lombardie, nouveau “cœur du business mafieux”, est-elle méritée ou exagérée ?

J’ai lu attentivement toutes les enquêtes judiciaires sur le sujet, en particulier celle intitulée Infinito-Crimine, menées conjointement par les directions régionales antimafia de Calabre et de Lombardie. [En 2010, ces enquêtes ont abouti à l’arrestation de 300 personnes et ont confirmé que Milan était devenu la capitale économico-financière du crime organisé en Italie.] Le matériel recueilli démontre l’ampleur des infiltrations.

Les enquêtes ont montré que ces noyaux (locaux) ont fait leurs armes dans les petites communes des environs de Milan avant de s’attaquer à la grande ville. Elles pointent principalement la ‘Ndrangheta [mafia calabraise] dont la caractéristique, par rapport aux autres mafias, est d’avoir réussi à pénétrer puis à conditionner le marché du bâtiment, en commençant par les petites communes. C’est là qu’une mafia change de dimension : quand elle abandonne le trafic de stupéfiants pour entrer sur le marché.

Une logique terrifiante! La Camorra investit même dans les « marchés légaux » d’Aberdeen, troisième ville d’Ecosse… C’est la mondialisation du crime, au lieu d’une humanité unie en harmonie avec la Nature…