« Tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel… »

Voici deux citations de Jean-Jacques Rousseau très connues, mais qu’il fait toujours plaisir de relire.

Quand on les lit, on se dit toujours : c’est vrai, Rousseau a raison c’est l’un des nôtres, lui aussi il aime la Nature, il veut être naturel, il pense que nous sommes naturellement pleins de compassion, ayant « une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables »…

« Tant que nous ne connaîtrons point l’homme naturel, c’est en vain que nous voudrons déterminer la loi qu’il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution.

Tout ce que nous pouvons voir très clairement au sujet de cette loi, c’est que non seulement pour qu’elle soit loi il faut que la volonté de celui qu’elle oblige puisse s’y soumettre avec connaissance, mais qu’il faut encore pour qu’elle soit naturelle qu’elle parle immédiatement par la voix de la nature.

Laissant donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’ils se sont faits, et méditant sur les premières et plus simples opérations de l’âme humaine, j’y crois apercevoir deux principes antérieurs à la raison, dont l’un nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes, et l’autre nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables.

C’est du concours et de la combinaison que notre esprit est en état de faire de ces deux principes, sans qu’il soit nécessaire d’y faire entrer celui de la sociabilité, que me paraissent découler toutes les règles du droit naturel ; règles que la raison est ensuite forcée de rétablir sur d’autres fondements, quand par ses développements successifs elle est venue à bout d’étouffer la nature.

(préface au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)

« Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou à embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot tant qu’ils ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par leur nature, et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant.

Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons.

La métallurgie et l’agriculture furent les deux arts dont l’invention produisit cette grande révolution.

Pour le poète, c’est l’or et l’argent, mais pour le philosophe ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain.

Aussi l’un et l’autre étaient-ils inconnus aux sauvages de l’Amérique qui, pour cela, sont toujours demeurés tels; les autres peuples semblent même être restés barbares tant qu’ils ont pratiqué l’un de ces arts sans l’autre; et l’une des meilleures raisons peut-être pourquoi l’Europe a été, sinon plus tôt, du moins plus constamment et mieux policée que les autres parties du monde, c’est qu’elle est à la fois la plus abondante en fer et la plus fertile en blé. »

(Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)