Génération vegan 2.0, entre négation des « précurseurs » et action directe réformiste

S’il y a quinze ans le véganisme était une démarche inconnue de l’opinion publique, ce n’est plus le cas et depuis quelques semaines on attend l’apogée médiatique de la découverte du véganisme.

Il n’y a pas un média d’importance significative qui n’y est pas allé de sa présentation du véganisme, avec une analyse plus ou moins favorable du « phénomène ».

C’est que, désormais, le véganisme est un phénomène de masse, contrairement à il y a quinze ans, ou même à il y a quelques années. Il y a un afflux de gens s’engageant dans cette démarche.

Et force est de constater que, dans l’état actuel des choses, tous les courants qui existaient il y a quinze ans dans le véganisme ont tort, au moins en apparence. En effet, les gens qui deviennent vegans réagissent à une impulsion particulièrement floue, sans définition…

Les courants existant dans le véganisme, il y a encore quelques années, bataillaient au sujet des définitions, considérant que sans ces définitions, aucun développement ne serait possible.

Or, les gens qui deviennent vegans ne s’intéressent pas du tout à ces questions, émergeant même en-dehors de telle problématique. C’est en cela que c’est une « mode » et forcément il y a lieu de se demander si cela peut tenir.

Faut-il un contenu conscient au préalable, ou bien l’engouement pour une cause morale suffit-elle en soi, sans qu’il soit nécessaire de la définir de manière détaillée ou complète ?

C’est un thème essentiel et particulièrement récurrent chez nous, tout comme c’est un thème en arrière-plan dans les articles d’Audrey Garric, qui dans Le Monde s’évertue depuis longtemps à nos yeux à participer à une dénaturation profonde du véganisme.

Dans Le Monde, on peut ainsi lire un article intitulé « Changement de régime chez les végans », où il est expliqué avec une grande joie que :

« Les nouveaux convertis au véganisme défendent une image « cool, sympa et accessible », bien loin de l’approche « parfois culpabilisante » des précurseurs des années 1980. »

Le mot n’est pas choisi par hasard. Les vegan straight edge, les vegan abolitionnistes partisans de Gary Francione, les anarcho-punks, les antispécistes utilitaristes des « Cahiers antispécistes », les antispécistes anarchistes, les multiples activistes de l’ALF, tous n’auraient été, somme toute, que des « précurseurs ».

Couverture du neuvième numéro de la revue Arkangel, en 1993

Le véganisme commencerait seulement maintenant et les années 1980-1990 n’auraient été, au mieux, qu’une lointaine histoire sans réelle signification…

Ce n’est pas un secret que nous sommes profondément contre une telle interprétation et que nous avons publié pour cette raison de nombreux documents du passé, des années 1990, des années 1980.

Et si nous passons désormais d’une publication quotidienne à des sortes de mini-dossiers, c’est aussi pour cela : il y a un esprit consommateur dans le véganisme actuel, un esprit tourné vers l’ego, vers une démarche témoignage, utilisant tout à tort et à travers.

C’est précisément ce que ne voulaient pas, justement, tous les courants mentionnés plus haut, même si certains s’y sont retrouvés. Il y avait une exigence de rationalité générale, au moins relative.

Mais tous ces courants, au-delà des divergences, nous y compris, avons été marginalisés par la vague « végane 2.0 », dont une expression est la mouvance de L214, structure en droite ligne des Cahiers antispécistes, avec leur ligne « végéta*ienne » développée par la veggie pride, une hostilité absolue envers l’ALF, un esprit d’ouverture générale aux institutions.

A quoi a-t-on affaire avec cette vague « 2.0 » ? A un refus de tout contenu concret sur le plan des idées, au profit d’un pragmatisme qui est censé « marcher ». La preuve, les médias en parlent et l’économie suit : voilà les critères qui sont, pour le moins, d’une étroitesse d’esprit plus que prononcé.

Car sans contenu, comment ne pas être broyé ? Dans l’article du Monde mentionné plus haut, cet apolitisme appelant à « témoigner » et à collaborer avec les institutions connaît un éloge sans bornes :

« Au cœur de cette dynamique en France, L214. En une année, l’association a réussi ce tour de force auquel aucune autre n’était jamais parvenue : rendre le discours végan audible et légitime dans le débat public.

Transformer ce qui était jusque-là perçu comme un choix de vie individuel, marginal et souvent clandestin, en une question politique qui interroge l’ensemble de la société et propose un nouveau modèle. Comment ? En maniant la carotte et le bâton, la dénonciation (les vidéos) et les solutions (comme le site VegOresto, qui recense les restaurants proposant des menus végans).

Avec 28 000 adhérents et 650 000 fans sur Facebook, l’ONG, incarnée par Brigitte Gothière et Sébastien Arsac, joue aujourd’hui le rôle de pivot du mouvement.

Tous les mois, des événements coordonnés sont imaginés par le bureau parisien de l’association, qui envoie consignes et matériel. A charge pour les comités locaux de les mettre en pratique, voire d’aller plus loin.

A Lyon, par exemple, les volontaires, recrutés à l’issue d’un entretien individuel et après avoir rempli un questionnaire, doivent s’engager à accomplir cinq actions en quatre mois. (…)

Mais pour les Pâques véganes, point d’échauffement, faute de temps. « C’est une action soft, ça passe », juge Camille Ots. Les bleus comme les vétérans prennent à peine connaissance des tracts et sont envoyés au front. De toute façon, ils ne veulent pas « convaincre », mais « informer » et, si possible, « semer une petite graine dans l’esprit des gens ». »

Tout est dit là, effectivement, il ne s’agit pas de convaincre, mais d’informer, de semer une idée.

Or, est-ce ce qu’il faut faire ? A court terme, les résultats sont bien plus efficaces que si l’on veut convaincre, évidemment. Mais à moyen terme, qu’en restera-t-il ? Et à long terme ?

L’utilisation d’animaux morts dans des mises en scène macabres est sans doute la chose la plus odieuse et inacceptable des « témoignages » censés être militants

Et regardons les critères concrets. Les refuges sont toujours en crise, pendant que les vegans n’ont qu’une seule préoccupation : la nourriture.

Si l’on fait un article sur l’avenir du véganisme, en tant qu’objectif concret à l’échelle mondiale, on aura rien comme lecteurs et lectrices en comparaison à un article sur une recette de cuisine. Et il ne faut pas avoir peur de le dire : c’est vraiment un problème.

Car, non seulement le niveau intellectuel est faible ou nul, mais en plus il y a derrière des intellectuels universitaires qui prennent les commandes, de manière non démocratique… Avec comme objectif de s’installer, de prendre des places, bref afin de faire carrière.

Citons de nouveau l’article du Monde mentionné plus haut :

« C’est ce que tente de faire la philosophe Corine Pelluchon, qui assume vouloir « convaincre les non-végans, en écrivant, en argumentant ».

Si elle réfute toute volonté d’endoctrinement, la professeure de philosophie à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée le confesse : elle œuvre « en coulisses », depuis la sortie, en janvier, de son Manifeste animaliste (Alma Editeur, 112 p., 10 euros), pour faire passer des idées aux décideurs politiques et aux chefs d’entreprise qu’elle rencontre, afin qu’« ils les répercutent ».

Elle dit aussi « mouiller sa chemise » dès qu’elle le peut, par exemple en participant à des conférences – « de manière bénévole », précise-t-elle. »

En fait, ce qui se passe, c’est une opération de liquidation de toute le patrimoine activiste végane en Fance. Déjà que ce patrimoine est difficile à défendre : où trouver des documents sur les squatts lillois et parisiens vegans du début des années 1990 ?

Et pourtant, ces expériences sont d’une grande signification, car aujourd’hui vient d’hier et on ne peut pas sans voir cela comprendre comment avoir un meilleur lendemain.

Mais il y a des gens qui ont des intérêts, matériels ou personnels (en termes d’ego), à ce que rien ne déborde, à ce que les vegans restent à un profond niveau d’infantilisme.

C’est une opération de liquidation par ailleurs assumée, citons encore l’article du Monde, décidément bien riche :

« Surtout, c’est grâce au Web qu’est apparue une nouvelle génération de végans qui veut dépoussiérer l’image du mouvement et « sortir de l’entre-soi ».

Tous les deuxièmes mardis du mois, depuis décembre, ils sont une cinquantaine d’entrepreneurs à se retrouver au Tago Mago, un resto branché du 10e arrondissement de Paris. La formule est simple : présenter de nouveaux projets, évidemment garantis sans produits animaux, et réseauter.

« On veut convertir en douceur, par la découverte », exposent Sylvain Tardy et Nicolas Dhers, deux des organisateurs de ce rendez-vous. Eux qui revendiquent leur « ouverture » comme seconde peau veulent surtout se dégager de « l’image de sectaires » qui colle aux végans.

Rupture assumée avec les aînés

Les compères ont créé leur petite communauté en lançant le Smmmile, un festival « vegan pop » qui met au régime végétalien le public et les artistes – « même si on ne demande pas de certificat de véganisme ».

L’événement tiendra sa deuxième édition en septembre à La Villette, à Paris, avec le même souci de « faire découvrir le mode de vie végan à un maximum de gens » et, répètent-ils tel un mantra, « donner une image positive du véganisme ». Montrer, en bref, qu’on peut manger du tofu et être heureux.

Attablée autour de bières et de burgers – aux pousses d’épinard, artichauts et faux cheddar –, la bande de jeunes fait le point sur ses projets, se conseille et s’entraide.

« On a voulu créer notre entreprise pour proposer une offre cool, sympa et accessible à tous, montrer aux gens qu’on peut être végan sans se priver. C’est comme ça qu’on peut faire tomber les freins au véganisme », affirment Cheyma Bourguiba et Raphaël Francisco.

A moins de 50 ans à eux deux, ils sont sur le point de lancer un « concept store végan et stylé », Aujourd’hui Demain, qui proposera à la fois alimentation, vêtements, cosmétiques et livres.

Ils ne se reconnaissent pas dans l’approche « très militante » et l’image « un peu vieillotte, parfois culpabilisante », des premiers acteurs du véganisme.

« Nous, on est jeunes, on sort, on s’amuse, lancent-ils. On veut continuer à vivre comme avant. »

« Et garder notre style », ajoute, dans l’hilarité générale, Anne-Cécile Canon, la doyenne du groupe (33 ans), qui organise des événements végans – marchés de Noël, marché de Pâques, barbecues – auxquels se pressent plusieurs milliers de personnes.

En « rupture » assumée avec leurs aînés, ils ne lisent pas les classiques de la pensée antispéciste, ne descendent pas dans la rue pour militer et n’adhèrent même pas aux associations de protection animale. »

Cela est parfaitement claire et on a compris que l’objectif était ici de faire un véganisme minoritaire, branché, tourné vers soi-même, niant la bataille pour les animaux.

C’est pour cela que nous avons dénoncer le festival Smmmile, ce qui n’empêche pas leur attaché de presse de nous envoyer des mails pour en faire la promotion. Nous avons d’ailleurs une attitude historique très stricte là-dessus et chaque jour on comprend mieux pourquoi !

Nul sectarisme là-dedans, mais la défense des principes.

Ceux qui n’ont pas assumé cela en paient le prix… De manière intéressante à ce sujet, l’article du Monde parle d’Yves Bonnardel, qui désormais a un regard critique. Alors qu’il a participé de plain-pied à cette tendance à un végan consumériste et individualiste, apolitique et béat…

L’occupation d’un McDonald’s à la fin de la veggie pride de 2008

En quoi consistait par exemple la veggie pride, que nous avons toujours critiqué ? En l’union sans principe des « végéta*iens », en le refus de toute prise de position, sociale, culturelle ou politique.

En 2010, le véganisme y était ouvertement présenté comme secondaire comme nous le constations…  Et faut-il se rappeler quel « scandale » cela a été lorsque des militants ont forcé l’entrée d’un KFC et d’un McDonald’s lors d’une veggie pride, en 2008.

Et désormais, les tenants d’une ligne « veggie pride » sont débordés par les tenants d’une ligne commerciale pure et dure, comme le raconte Le Monde…

« Peu amène envers les jeunes générations, Yves Bonnardel juge que les nouveaux végans, tournés vers les modes de vie, « portent préjudice au mouvement ». « Nous devons le repenser par l’action collective et le rapport de force, pour troubler la tranquillité de l’exploitation animale. »

Ce qui passe, à ses yeux, par la distribution de tracts, les marches pour la fermeture des abattoirs ou les Estivales de la condition animale, grand rendez-vous annuel de la mouvance.

Une divergence de pensée et de stratégie qui a failli tourner au pugilat, l’an dernier, quand le VeggieWorld a choisi la même date que la Veggie Pride. Le premier, tout récent en France, qui s’est tenu en avril, se veut un « salon de 140 exposants nationaux et internationaux et de plus de 1 000 produits végans ».

La seconde, créée en 2001, se présente comme « la manifestation des végétariens et végétaliens contre l’exploitation animale ». La querelle des anciens et des modernes à la sauce végane.

S’ils ont rangé les couteaux à viande, ils ne sont souvent pas loin de se rentrer dans le lard. Ce sont ces accrochages, ainsi que les demandes pressantes de la communauté LGBT, qui poussent la Veggie Pride à changer de nom pour devenir « le carnaval antispéciste », annonce Camille Brunel, qui fait partie de son organisation. Le jeune homme milite par ailleurs pour franciser le terme anglais vegan en « végane ».« Cela désamorce le côté frime. » »

Quelle va être la conséquence de cela ? Disons-le tout de suite : cela sera la fuite en avant.

Il y aura toujours plus de fuite dans le symbolique dure : il y a eu L214, puis 269 life France comme débordement radical prônant « l’action directe », puis 269 Libération animale comme débordement encore plus radical, et cela continuera.

Jusqu’à quoi ? Jusqu’au réformisme violent, avec des occupations d’abattoirs, de supermarchés, comme cela a été tenté dernièrement, avec toujours plus d’actions symboliques « chocs » pour marquer les esprits…

Dans une logique anti-populaire de mépris de la lutte pour convaincre les gens, au nom du fait que L214 le fait et que ce serait forcément une trahison…

Voici ce que dit la co-présidente de l’association 269Life Libération Animale lors d’une interview.

Il s’agit ni plus ni moins que de réformisme agressif, illégaliste : il n’y a pas d’idée de révolution, simplement l’idée de faire tellement de chaos qu’il faudra que… le système, présenté comme ne pouvant pas se réformer, se réforme quand même.

– Les moyens utilisés par 269Life Libération Animale provoquent souvent des réactions de rejet très brutales. Cela ne décrédibilise-t-il pas la cause que vous défendez ?

Je pense que ça révèle une incompréhension de ce qu’est l’antispécisme.

Parce qu’à partir du moment où on pense qu’il faut donner une bonne image pour donner envie aux gens d’être véganes, c’est qu’on n’a rien compris à l’antispécisme.

L’antispécisme ce n’est pas du marketing, c’est une question de justice. Peu importe qui en parle. J’espère qu’on n’a pas besoin d’être tout sourire et calibré en taille 38 pour apporter une bonne parole dans la rue.

Personnellement, si je vois quelqu’un qui se met en danger, qui a un bon discours, qui fait un acte qui a du sens, j’aurais plutôt tendance à l’admirer.

Bien plus que la personne qui distribue des tracts sans avoir l’air convaincue.

Il y a une confusion qui se fait entre le véganisme et l’antispécisme, or pour moi ce n’est pas du tout la même chose. On n’a pas à donner envie.

Pendant une guerre, les résistants ne donnent pas envie de lutter contre l’oppression, on ne regarde pas la manière dont ils parlent.

Il faut comprendre que la désobéissance civile ce n’est pas une occupation pour des gens qui manquent d’adrénaline dans leur vie, c’est une démarche politique, et une démarche qui comporte beaucoup de sacrifices personnels. Et il faut arrêter de se prétendre militant quand on va à un salon végane. (…)

« Convertir » tout le monde au véganisme, c’est complètement idéaliste, ça prendrait des milliers d’années et ça ne marchera jamais.

Vous trouverez toujours des gens qui continueront à manger de la viande tant que ce n’est pas interdit, même si on leur démontre par A plus B que c’est mauvais pour eux, pour l’environnement, pour les animaux.

Certains disent que ce n’est « pas le moment » de faire appel à des actes aussi choc, qu’il faut attendre le soutien du public. L’action directe, c’est ce qui commence le travail, pas ce qui le finit.

Et pour moi ça n’a pas encore commencé, il n’y a pas de baisse dans la production ou la consommation de viande.

Ce n’est pas parce qu’on parle de véganisme que ça freine les abattoirs, loin de là, on voit bien qu’il n’y a aucune corrélation entre les deux. Pour commencer un vrai combat, pour montrer que ça a son importance, il faut des gestes forts.

C’est ce que disait Martin Luther King : il faut créer un état de crise, qui forcera les politiques à venir vers nous et à trouver des solutions. »

C’est là du L214 inversé, sans aucune prise en compte ni de l’histoire des révolutions, ni de l’histoire de la gauche et de ses idées, ni même des tentatives historiques de l’ALF…

Couverture de la revue Arkangel: la libération animale y est bien présentée comme un mouvement populaire

Cette histoire de dire que la résistance ne vise pas à convaincre,  à soulever tout le monde, ce n’est pas vrai, c’est du mépris pour le peuple, au nom d’un activisme comme les anarchistes à la fin du 19ème siècle.

Cet activisme débridé ne fera pas boule de neige, il est auto-centré, il nie l’existence de la politique. Ses actions ne changeront rien avec comme seul résultat la répression qui s’abattra implacablement, parce que l’État français est très sérieux, très éduqué, très organisé, disposant de fonctionnaires de police infiltrés et d’une surveillance efficace.

Et la conséquence de ce réformisme sera ni plus ni moins que la capitulation, l’esprit de défaite, l’abandon, etc., que véhicule déjà par définition L214 en se soumettant aux institutions.

Comme quoi, rien n’est possible sans voir la dimension révolutionnaire du véganisme, mais pour cela encore faut-il se rattacher à une tradition authentique, tournée vers le peuple…