Le trafic d’ivoire en Afrique centrale

Deux importantes ONG – l’Union internationale pour la conservation de la nature et le WWF – produisent ensemble un projet intitulé Traffic ; un numéro spécial vient de sortir au sujet des éléphants d’Afrique et du trafic d’ivoire.

L’enquête, concernant la Centrafrique, le Cameroun, le Gabon, le Congo et la République démocratique du Congo, s’appuyant sur onze villes entre 2007 et 2009, entre 2014 et 2015, n’est disponible qu’en anglais.

Il est toujours étonnant de voir des associations aux moyens financiers très importants être incapable de fournir de tels documents dans différentes langues. C’est plus que regrettable.

Afin de voir de quoi il en retourne dans cette enquête, abordons tout de suite un aspect essentiel pour comprendre cela. L’ivoire est une matière extrêmement prestigieuse dans le cadre de l’idéologie dominante.

Le colonialisme en a fait un commerce de très haute valeur, tout comme en Chine les objets faits en ivoire se voient reconnus une importante reconnaissance.

Il existe un roman intéressant à ce sujet, Au coeur des ténébres, de Joseph Conrad, paru en 1889. Le scénario de ce roman a fourni la base au film Apocalypse now.

Ce roman, mélange de dénonciation du colonialisme et d’une sorte de racisme distant, raconte comment dans le cadre de la quête de l’ivoire, un agent commercial devient fou, s’alliant à des tribus pour devenir chasseur de tête, utilisant donc des méthodes criminelles, mais, du point de vue de la compagnie qui l’emploie, assez efficace…

Voici quelques extraits, pour donner le ton :

« Tout le reste dans ce poste était confusion – les têtes, les choses, les bâtiments. Des théories de Noirs poussiéreux aux pieds épatés arrivaient et repartaient ; un flot de produits manufacturés, de cotonnades camelote, de perles, de fil de cuivre partait pour les profondeurs des ténèbres, et en retour il arrivait un précieux filet d’ivoire. (…)

Sur d’autres questions il précisa que M. Kurtz avait à présent la charge d’un comptoir, très important, en plein pays de l’ivoire, « au fin fond. Il envoie autant d’ivoire que tous les autres réunis… » (…)

Le mot « ivoire » résonnait dans l’air, se murmurait, se soupirait. On aurait dit qu’ils lui adressaient des prières. Une souillure de rapacité imbécile soufflait à travers le tout, comme un relent de quelque cadavre. Tonnerre ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi irréel de ma vie. (…) Le seul sentiment réel était un désir d’être nommé à un comptoir où on trouvait de l’ivoire, de façon à se faire des pourcentages. Ils intriguaient et calomniaient et se haïssaient l’un l’autre pour ce seul motif. »

Maintenant qu’on a bien compris l’ambiance folle de l’époque, allons 150 ans plus tard, jusqu’à aujourd’hui. Car la situation est le fruit du prolongement d’il y a 150 ans.

On considère que la population d’éléphants en Afrique était de 20 millions environ avant la colonisation, d’1,3 million en 1980, de 600 000 en 1989, étant d’un peu plus de 350 000 désormais.

Mais que signifient réellement ces statistiques ? Venons-en justement à l’enquête de Traffic. Il s’agit de professionnels qui ont enquêté, des gens qui s’y connaissent, ont accès aux informations, mènent des enquêtes, etc.

Et pourtant que voit-on ? Que le nombre d’éléphants relève d’un flou artistique incroyable.

Il est expliqué dans l’enquête que, dans les parties du Gabon où une enquête a été menée ces dix dernières années, il y a 7058 éléphants… Mais possiblement 2303 en plus ou en moins !

Et il est aussitôt expliqué que 80 % du pays échappe à l’enquête, et qu’il est « spéculé » qu’il y aurait entre 59 057 et 67 094 éléphants de plus…

Cette « spéculation » en dit long sur la situation là-bas. En fait, il n’existe aucun encadrement réel, aucune surveillance fiable, aucun compte-rendu complet. On se doute bien que ce n’est pas avec cela que les éléphants pourraient être correctement protégés.

Et c’est pareil pour la République du Congo, où il y a 6 057 éléphants selon l’estimation de ces dix dernières années – possiblement 1222 en plus ou en moins ! -, mais possiblement entre 20 924 et 26 942 de plus dans les zones non connues.

Et c’est pareil pour la République Démocratique du Congo, avec 1794 éléphants – peut-être 52 en plus ou en moins -, et entre 7803 et 9337 de plus dans les zones non connues.

Et c’est pareil pour le Cameroun, avec 6830 éléphants (peut-être 943 en plus ou en moins), possibleme,t entre 1985 et 2134 éléphants dans les zones inconnues.

C’est pareil aussi pour la Centrafrique où il y aurait 702 éléphants – possiblement 245 en plus ou en moins ! – et entre 699 et 826 dans les zones non surveillées.

Rien qu’avec cela, on est déjà fixé sur une chose : c’est le chaos qui règne et l’humanité n’est pas capable de prendre en compte la vie sauvage… Nous ne parlons même de protection, nous parlons ici de prise en compte.

Maintenant regardons un autre aspect très intéressant : le bilan de l’enquête quant aux localisations des trafics d’ivoire. Voici le cartes fournis par l’enquête.

Et à voir ces cartes, la chose est très simple : ou l’humanité décide de s’unifier et d’envoyer des forces spéciales écraser les trafics et protéger les éléphants. Ce qui coûte des millions et des millions.

Ou bien elle décide de ne pas le faire, restant divisée et investissant dans les guerres… Avec comme perspective l’anéantissement des éléphants. Cet effondrement numérique va continuer, étant donné qu’autour de 20 000 d’entre eux sont tués par les braconniers chaque année.


Voici ce que constate l’enquête dans son tout petit résumé en français, constatant l’organisation de ces plaques tournantes :

« Les sources d’ivoire sont aujourd’hui confinées à certaines zones bien connues telles que le parc national de Salonga en RDC, une grande zone englobant le sud-est du Cameroun, le sud-ouest et le nord-est de la RCA, le nord du Gabon et le nord du Congo.

Un peu d’ivoire entre au Congo de l’Angola, et de la RDC depuis la Zambie via Lubumbashi, puis quitte la sous-région sortant le plus souvent du Cameroun au Nigéria, de la RDC au Rwanda, en Ouganda, au Burundi ou en Tanzanie, et de la RCA au Tchad ou au Soudan.

Les déplacements régionaux de l’ivoire n’ont pas beaucoup changé au cours des dernières décennies, les trafiquants utilisant les mêmes routes, chemins et rivières traditionnels avec deux scénarios fondamentaux.

Un scénario implique le Cameroun et le Gabon avec des mouvements constants d’ivoire illégal/braconné à travers la frontière du nord du Gabon vers le sud du Cameroun, puis vers l’ouest par la route vers les ports côtiers au Cameroun et au Nigéria.

L’autre scénario concerne la RDC et le Congo qui utilisent le fleuve Congo comme moyen de transport facile et important d’ivoire brut braconné dans le nord et l’est du Congo et de la RDC, avec un mouvement constant d’ivoire travaillé et brut entre les deux capitales de Brazzaville et Kinshasa, seulement séparées par le fleuve.

En plus de ces deux principaux scénarios, la RCA, qui en plus d’être un pays source, sert souvent de pays de transit pour l’ivoire illégal originaire de la région de Bangassou ou de la RDC voisine.

L’ivoire est alors exporté vers l’ouest, principalement par la route vers le Cameroun (Yaoundé puis à Douala) puis au Nigéria, et aussi en bateau sur la rivière Oubangui pour approvisionner Brazzaville.

En plus de l’aspect de transit, les populations d’éléphants de la RCA ont été sévèrement réduites, en particulier dans les régions du nord-est et de l’est, par des braconniers lourdement armés et organisés, principalement des rebelles soudanais, tchadiens et centrafricains de la Séléka.

Dans la partie orientale de la RDC, avec l’influence des rebelles, l’ivoire brut illégal/braconné dans la région traverse, dans la plupart des cas, les frontières vers le Rwanda, le Burundi, l’Ouganda ou la Tanzanie pour ensuite être exporté vers les destinations asiatiques. »

On l’aura compris, les mafias frappent là où se trouvent les éléphants et les parcs nationaux sont des cibles évidentes.

Ces dernières années, le parc national du Gabon Minkebe a perdu entre 16 000 et 20 000 éléphants, soit entre 60 et 80 % de sa population. La parc national de Nouabalé-Ndoki – « une réserve forestière naturelle et intacte » dit son site officiel, a perdu 3 000 éléphants, soit la moitié de sa population.

Les trafiquants ciblent d’autant plus les zones denses savent qu’ils perdront environ le 1/5e de l’ivoire lors des contrôles ; entre 2007 et 2015, 53 700 kilos d’ivoire ont été confisqués par les autorités en Afrique centrale, représentant plus de 5700 éléphants assassinés.

Pourtant, paradoxalement, les marchés publics d’Afrique centrale voient l’ivoire disparaître. C’est là d’ailleurs le thème quasi-essentiel de l’enquête.

A quoi cela ressemble-t-il ? En fait, les enquêteurs sont allés voir si de l’ivoire était vendue sur les marchés. Ils sont constaté en 2007 qu’on pouvait y trouver 971 kilos d’ivoire, avec 4722 marchandises fait avec cela, contre 401 kilo en 2014/2015, avec 4255 marchandises.

Concrètement, à part surtout à Kinshasa en République Démocratique du Congo où l’on peut trouver de l’ivoire sur les marchés, il est devenu très difficile d’en trouver de manière publique.

Voici un graphique à ce sujet.

Faut-il y voir une bonne nouvelle ? Malheureusement, pas en tant que tel. Auparavant, l’ivoire était travaillée de manière artisanale en Afrique, puis exporté. L’exportation des défenses allait de paire avec une artisanat local travaillant l’ivoire.

Mais comme la Chine est le principal acheteur – avec le Vietnam et la Malaisie – la pression a été complète sur les vendeurs et l’artisanat local s’est effacé devant des réseaux exportant l’ivoire en Chine en petite quantité.

Ce qui était artisanal auparavant est désormais organisé de manière méthodique, professionnelle ; les importateurs chinois ont modernisé les réseaux et ils s’occupent de la transformation, afin de ne plus être dépendant des fournisseurs.

Après, la Chine, plaque tournante du trafic, a annoncé que la vente et la transformation d’objets en ivoire seraient entièrement interdites d’ici la fin de cette année. Les prix de l’ivoire baissent déjà considérablement.

Y a-t-il un retournement de situation et les éléphants sont-ils sauvés ?

Malheureusement, il faut bien comprendre qu’il y a un problème fondamental. Ce qui est interdit, c’est toujours l’ivoire passé une date précise. Mais comme on ne peut pas savoir réellement, à moins d’une analyse au carbone, de quand date cet ivoire, tous les mensonges sont possibles : il suffit d’antidater.

Le plus grand exportateur mondial d’ivoire est, de très loin, la Grande-Bretagne, qui interdit l’ivoire d’après 1976. Il faut dire que du temps de l’empire britannique – ce que raconte justement le roman Au cœur des ténèbres – 30 000 tonnes d’ivoire ont été importés.

Or, cela signifie que l’ivoire continue de circuler, sous une forme travaillée. N’importe quelle mafia peut donc jouer là-dessus, falsifier des papiers.

Le problème va se poser en Chine de manière aiguë, car il y a 3000 ans de tradition de sculpture de l’ivoire et 80 % des ménages ont de l’ivoire sculptée.

Il y a un espace énorme pour les mafias et l’enquête elle-même est obligée de reconnaître que si en Centrafrique l’ivoire est interdite, même les officiels responsables de la vie sauvage s’en moquent. Elle constate aussi :

« L’implication dans le commerce de l’ivoire de fonctionnaires de haut rang, de militaires et de juges des pays d’Afrique centrale a été rapporté dans tous les pays étudiés. »

On lit aussi la chose suivante concernant les gens arrêtés :

« Nombre d’arrestations ont eu lieu au Congo, avec un profil de suspects étant plutôt varié, incluant de riches businessmen locaux, des diplomates, des officiers de l’armée, des étrangers du Cameroun, de Chine, d’Égypte et du Sénégal. »

Un tel réseau mafieux, aux ramifications internationales, peut-il s’effondrer du jour au lendemain sans être écrasé, juste parce qu’un marché légal est interdit ?

Du point de vue du WWF et de l’UICN – qui ont comme but affiché que le « commerce d’animaux sauvages et de plantes sauvages ne soit pas une menace à la conservation de la nature » – on peut penser que oui.

Mais du notre, certainement pas.

Pour sauver les éléphants, il y a deux choses inévitables à faire :

– interdire la valorisation de l’ivoire sur le plan culturel, interdire de le montrer en public, interdire toute vente et tout achat, sous quelque forme que ce soit ;

– militariser la protection des parcs naturels avec des moyens très importants.

Ce n’est évidemment pas possible aujourd’hui, car les échanges de marchandises priment et le monde est divisé en nations. Aussi faut-il changer cela pour sauver les éléphants : l’humanité doit cesser son arriération et s’insérer pacifiquement dans Gaïa.