Critique de la première partie du communiqué de l’IPBES

La première partie du communiqué de l’IPBES se veut une présentation « maîtrisée » de la situation. D’un côté, il vise à présenter la gravité absolue de ce qui se passe, mais de l’autre, il doit prétendre que les événements peuvent encore être contrôlés. S’il y a ainsi accélération du taux d’extinction des espèces, et cela « sans précédent », la « réponse mondiale actuelle est insuffisante », ce qui signifie qu’elle peut être suffisante.

Cette opposition entre ce qui se passe et ce qu’il faut faire est le leitmotiv du discours de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques). Cela fonde sur la lecture entièrement anthropocentriste qu’elle a de la situation. Elle ne reconnaît pas la Nature, ni la valeur en soi de la vie.

Les premières lignes du communiqué sont exemplaires d’une telle approche :

« La nature décline globalement à un rythme sans précédent dans l’histoire humaine – et le taux d’extinction des espèces s’accélère, provoquant dès à présent des effets graves sur les populations humaines du monde entier », alerte le nouveau et historique rapport de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), dont le résumé a été approuvé lors de la 7ème session plénière de l’IPBES, qui s’est réunie la semaine dernière (du 29 Avril au 4 mai) à Paris. »

L’histoire humaine, des effets graves sur les populations humaines… on l’a compris, au-delà même de son approche anthropocentriste, l’IPBES part du principe qu’au mieux les gouvernements ne s’occuperont que de leurs populations. Les lignes qui suivent immédiatement les premières appuient donc l’idée qu’un rapport « objectif » de la situation a été réalisé et que les économies vont être touchées. Et là, forcément, si on touche l’économie… A cela s’ajoute le risque d’instabilité puisque vont être touchées la sécurité alimentaire, la santé, la qualité de vie, etc.

« Les preuves accablantes contenues dans l’évaluation globale publiée par l’IPBES et obtenues à partir d’un large éventail de domaines de connaissance, présentent un panorama inquiétant », a déclaré le président de l’IPBES, Sir Robert Watson. « La santé des écosystèmes dont nous dépendons, ainsi que toutes les autres espèces, se dégrade plus vite que jamais. Nous sommes en train d’éroder les fondements mêmes de nos économies, nos moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la qualité de vie dans lemonde entier ».

On lit régulièrement des arguments de ce type ; en voici un autre exemple :

« La perte de biodiversité est donc non seulement un problème environnemental, mais aussi un enjeu lié au développement, à l’économie, la sécurité, la société et l’éthique. »

L’IPBES s’adresse uniquement aux gouvernements, aux institutions. Et uniquement à elles. C’est un point essentiel qui est frappant dès le début de sa déclaration. C’est un fait très grave, car la démocratie est littéralement expulsée de tout choix, de toute orientation. On est ici dans un programme de gestion qui va être mis en place, au-dessus des gens, et avec les mêmes systèmes, les mêmes gens qui sont responsables ou au moins ont accompagné la catastrophe en cours.

Les lignes qui suivent juste après les premières citées plus haut – on voit comment le document est savamment construit – soulignent donc qu’on peut gérer de manière correcte, qu’on peut rétablir la situation sans soucis, qu’il faut juste s’en donner les moyens. On a ici un vocabulaire technocratique, disant ouvertement que la « nature » est juste un paramètre de gestion. C’est moralement réducteur et totalement faux pour une analyse concrète de la réalité, qui relève totalement de la Nature.

« Le rapport nous dit aussi qu’il n’est pas trop tard pour agir, mais seulement si nous commençons à le faire maintenant à tous les niveaux, du local au mondial », a-t-il ajouté « Grâce au « changement transformateur », la nature peut encore être conservée, restaurée et utilisée de manière durable – ce qui est également essentiel pour répondre à la plupart des autres objectifs mondiaux. Par «changement transformateur », on entend un changement fondamental à l’échelle d’un système, qui prend en considération les facteurs technologiques, économiques et sociaux, y compris en termes de paradigmes, objectifs et valeurs.

A lire les lignes précédentes, on a tout de même l’impression qu’à l’IPBES on a trop lu ou regardé Harry Potter. Comment peut-on expliquer qu’il y a un phénomène d’extinction de masse d’un côté, qu’il faudra simplement y réponde par des mesures par en haut de l’autre ? Surtout que des chiffres sont donnés et ils montrent bien que la rupture est qualitative, pas quantitative. Mais ce n’est pas le point de vue de l’IPBES.

Le rapport constate pourtant lui-même de l’ampleur de ce qui se passe. Cela touche l’ensemble de la planète, dans des proportions énormes. Citons ici simplement quelques faits constatés par le rapport lui-même :

« Plus de 40 % des espèces d’amphibiens, près de 33 % des récifs coralliens et plus d’un tiers de tous les mammifères marins sont menacés. »

« Les trois quarts de l’environnement terrestre et environ 66 % du milieu marin ont été significativement modifiés par l’action humaine. »

« Plus d’un tiers de la surface terrestre du monde et près de 75 % des ressources en eau douce sont maintenant destinées à l’agriculture ou à l’élevage. »

« Les zones urbaines ont plus que doublé depuis 1992. »

« La pollution par les plastiques a été multipliée par dix depuis 1980. »

Pour qu’on ait atteint une telle dimension, c’est évidemment que le processus est profondément ancré, déjà développé, en croissance exponentielle. Lorsqu’on voit que 75 % des ressources en eau douce sont pour l’agriculture et l’élevage, alors c’est dans la matrice même de l’agriculture et de l’élevage. Ces deux formes ont été structurées pour aller à ce degré-là d’utilisation. La seule réponse peut être la modification fondamentale de l’agriculture et la suppression de l’élevage.

Si on raisonne en termes quantitatifs, on peut reculer les chiffres donnés de quelques pourcents, c’est cela l’idée du rapport de l’IPBES. Mais c’est une perspective vaine car pour qu’on ait atteint de tels chiffres, il faut déjà qu’à la base même il y a un système déjà formé et qui n’est pas ajustable. L’IPBES, elle, considère cependant que le point de rupture n’est pas atteint.

Cela est dit de manière formelle :

« Les contributions apportées par la biodiversité et la nature aux populations sont notre patrimoine commun et forment le plus important ’filet de sécurité’ pour la survie de l’humanité. Mais ce filet de sécurité a été étiré jusqu’à son point de rupture », a déclaré la professeure Sandra Díaz (Argentine), qui a co-présidé l’évaluation avec les professeurs Josef Settele (Allemagne) et Eduardo S. Brondízio (Brésil et États-Unis).

« La diversité au sein des espèces, entre les espèces et celles des écosystèmes, ainsi que de nombreuses contributions fondamentales qui proviennent de la nature se dégradent rapidement, même si nous avons encore les moyens d’assurer un avenir durable aux êtres humains et à la planète.»

Ce refus de reconnaître que le point de rupture est passé montre que l’IPBES est totalement lié au monde qui le porte. Il est aveuglé par les institutions existant dans les différents pays, par les traditions, par la croyance que finalement, rien ne peut vraiment arriver, car au pire on se donnera les moyens de changer les choses.

Si le problème n’était que quantitatif, l’idée d’une gestion par en haut pourrait il est vrai grosso modo tenir, au moins en théorie. On va dans un sens, on décide d’aller dans un autre sens. Mais une dimension qualitative que les choses se sont déjà emballés, que c’est une tendance de fond qui est apparu à la surface. Dans ces cas-là, on ne peut pas tergiverser, car tout s’accélère dans tous les cas, quoi qu’on fasse… A moins d’un renversement total de l’approche, sans quoi cela ne peut que continuer.

L’IPBES est donc obligé de s’effondrer, à moyen terme, et même à court terme d’ailleurs. L’ampleur de ce qui se passe va la mettre en déroute totale, et ce rapidement. Surtout qu’elle assume paradoxalement un discours à terme, par ailleurs totalement flou, qui va d’autant plus la condamner. Que dire en effet quand on lit quelque chose comme :

« Les objectifs pour 2030 et au-delà ne pourront être atteints que par un changement transformateur dans les domaines de l’économie, de la société, de la politique et de la technologie. »

Ce qu’on lit à la fin montre d’ailleurs comment, de toutes façons, l’IPBES remet la patate chaude aux « décideurs », en axant bien sur le « bien-être humain » comme seule préoccupation véritable. Cela montre bien comment l’IPBES n’est pas un apport extérieur, « objectif », aux gouvernements, mais en fait simplement leur expression.

« L’IPBES présente aux décideurs une base scientifique fiable, les connaissances et les options stratégiques pour qu’ils les analysent », a déclaré la Docteure Anne Larigauderie, secrétaire exécutive de l’IPBES. « Nous remercions les centaines d’experts, issus du monde entier, qui ont donné de leur temps et partagé leurs connaissances pour aider à combattre la disparition des espèces, des écosystèmes et de la diversité génétique – une menace véritablement mondiale et générationnelle contre le bien-être humain. »

Normalement, face à ce point de vue de l’IPBES, il en faudrait un autre, mis en place par toute une série d’organisations cherchant à établir de solides ancrages dans la population. On en est extrêmement loin et même, ce n’est pas du tout à l’horizon. Il y a encore trop de confiance en le monde tel qu’il existe. La plupart des gens savent que tout doit changer, que tout va changer, mais ils ne pensent en même temps pas que ce soit possible. Cela leur coupe toute volonté d’engagement.

Le rapport de l’IPBES le sait très bien et c’est pour cela il ne fait même pas semblant d’avoir une perspective démocratique. Il s’adresse aux décideurs, et rien qu’à eux. En ce sens, au-delà de la critique aux décideurs, il faut bien voir qu’il y a une faillite démocratique en soi à la base. Le réveil ne va en être que d’autant plus difficile.