Le rond et le carré (Lame Deer)

La tentative de faire des cigarettes bios en prétextant une dimension « naturelle » et en faisant référence aux amérindiens, dont nous parlons hier, mérite vraiment qu’on s’y attarde parce qu’il s’agit vraiment d’un détournement… Et nombreux sont les détournements dès qu’on parle de la nature.

Il est ainsi un sacré comble que la société qui produit ces cigarettes mette un amérindien sur les paquets, et soutient financièrement notamment les tentatives de monter des entreprises dans la communauté amérindienne ! Comme si le business était une question les intéressant !

Voici donc ce que dit Tȟáȟča Hušté, un Lakota, connu également sous le nom de Lame Deer (« cerf boiteux » en français). Il est une figure de la culture amérindienne de la seconde moitié du 20ème siècle, de par son mouvement contre l’aliénation et pour la réappropriation de leur propre culture par les personnes amérindiennes. On peut trouver en français des textes de lui, chez différents éditeurs.

Lame Deer vient d’une réserve du Dakota du Sud. Les personnes qui apprécient la culture amérindienne et ses combats connaissent peut-être déjà cette réserve notamment avec le film très bien et très militant qu’est « Cœur de tonnerre » (Thunderheart) de Michael Apted (nous en reparlerons), de 1991.

Le site Vivre dans une réserve indienne propose un compte-rendu de la situation dans deux réserves, dont une justement dans le Dakota du Sud; un ouvrage, rêveurs de tonnerre, est justement consacré aux Sioux Lakotas du sud du Dakota.

Naturellement, malgré la beauté et la force des propos reproduits plus bas, il y a une dimension mystique qui ne fait pas avancer les choses. Ce sont les limites de la critique à la destruction de la planète lorsqu’elle se fonde sur la « spiritualité. »

Il y a ici un « trip » qui n’est pas le nôtre, parce qu’il n’est pas conforme à la réalité, gommant d’ailleurs la vie des animaux pour prôner le « primitivisme » et la fuite dans la quête des esprits. Le fils de Lame Deer, John Fire Lame Deer, était d’ailleurs il y a seulement quelques jours dans les Cévennes (il existe toute une « scène » mystique).

L’expérience amérindienne est très intéressante dans son rapport avec Gaïa, mais aujourd’hui nous pouvons avoir un rapport bien plus développé que celle faite dans le passé. Encore faut-il pour cela que l’humanité assume cette vision du monde, et cela passe par la valorisation des « ronds » et non des « carrés » !

« Mais je suis indien. J’observe les choses simples, comme cette marmite. Cette eau qui bout vient des nuages de pluie. Elle symbolise le ciel.

Le feu du soleil nous réchauffe tous, humains, animaux, arbres.

La viande représente les créatures à quatre pattes, nos frères animaux qui se sont offerts pour que nous puissions vivre.

La vapeur est le souffle de vie. C’était de l’eau, et maintenant elle s’élève vers le ciel pour devenir à nouveau nuage… Ces choses sont sacrées. En regardant cette marmite pleine de bonne soupe, je n’oublie pas que Wakan Tanka prend simplement soin de moi.

Nous les Sioux, nous passons beaucoup de temps à méditer sur ces réalités ordinaires qui, dans notre esprit, se mêlent au spirituel. Nous percevons dans le monde alentour bien des symboles qui nous enseignent le sens de la vie.

Un de nos dictons dit que l’homme blanc voit si peu qu’il ne doit regarder que d’un seul oeil ! Nous sommes sensibles à des choses que vous ne remarquez pas. Vous pourriez, si vous le vouliez, mais en général vous êtes trop occupés pour cela… (…)

Cela me fait toujours marrer quand j’entends des jeunes Blancs traiter certaines personnes de « carrées », ou « rigides », en parlant des Anciens figés dans leurs positions. Ce n’est pas une question d’âge, on peut déjà avoir l’esprit et le coeur racornis à dix-huit ans.

Un Indien aurait très bien pu inventer ce qualificatif de « carré » ! Mais, selon notre façon de penser, ce qui symbolise l’Indien, c’est le cercle.

La nature veut la rondeur. Les corps des êtres humains et des animaux n’ont pas d’angles. Pour nous, le cercle représente le peuple uni, parents et amis assemblés en paix autour du feu, tandis que la pipe passe de main en main.

Le campement, dans lequel chaque tipi avait sa place, était aussi un cercle. Le tipi était un cercle dans lequel les gens s’asseyaient en rond, et toutes les familles du camp formaient ainsi des cercles à l’intérieur d’un cercle plus large, lui-même partie du grand cercle formé par les sept feux de camp de la nation sioux.

La Nation n’était qu’une fraction de l’Univers, qui est de nature circulaire et composé de la Terre qui est ronde, du Soleil qui est rond, des étoiles qui sont rondes aussi. La Lune, l’horizon, l’arc-en-ciel, des cercles dans des cercles dans des cercles, sans commencement ni fin…

C’est pour nous à la fois beau et juste, symbolique et réel, exprimant l’harmonie de la nature, de la vie.

Notre cercle est éternel et s’étend à l’infini ; c’est la vie nouvelle émergeant de la mort, c’est la victoire de la vie sur la mort.

Ce qui symbolise l’homme blanc, c’est le carré.

Sa maison est carrée, comme le sont aussi ses bureaux dans des immeubles aux multiples cloisons, séparant les gens les uns des autres.

La porte qui tient les étrangers dehors est carrée, comme le dollar, et la prison.

Carrés sont ses gadgets : des boîtes, des boîtes dans des boîtes et encore des boîtes, téléviseurs, radios, machines à laver, ordinateurs, automobiles… Tout cela est bourré d’angles et d’arêtes tranchantes.

De même le temps de l’homme blanc est plein d’aspérités, avec des rendez-vous, des pendules et des heures de pointage. Voilà ce que signifie l’angle pour moi. On devient prisonnier de toutes ces boîtes !

De plus en plus de jeunes Blancs refusent de devenir rigides et carrés et ils bougent pour s’arrondir un peu, ils rejoignent notre cercle. C’est une bonne chose! »

Michel de Montaigne, grand précurseur de la libération animale et de la libération de la Terre

Michel de Montaigne est une grande figure de l’humanisme; né en 1533, il meurt en 1592, et il nous a laissé une oeuvre très intéressante: les Essais.

Plus qu’intéressante, l’oeuvre est formidable, car les thèses de Montaigne préfigurent admirablement celles sur la libération animale et la libération de la Terre.

On a du mal à croire que Montaigne ait vraiment pu écrire cela, tellement ses positions sont radicales, d’une grande modernité, et totalement en porte-à-faux avec l’idéologie dominante.

Sa vision des animaux est ainsi marquée par un profond respect allant jusqu’au refus des hiérarchies. Dans toute son attitude, il récuse les thèses de « l’animal-machine », comme lorsqu’il dit:

« Quand je joue avec ma chatte, qui sait si je ne suis pas son passe-temps plutôt qu’elle n’est le mien ? Nous nous taquinons réciproquement. »

Mais il va plus loin: il reconnaît que les animaux sont sociaux:

« Même les animaux dénués de voix ont entre eux des systèmes d’échange de services qui nous donnent à penser qu’il existe entre eux un autre moyen de communication : leurs mouvements expriment des raisonnements et exposent des idées.

Ce n’est pas loin de ce que l’on voit chez les enfants,
qui compensent du geste la déficience de leur langage.
[Lucrèce, V, 1030]

50. Et pourquoi pas ? Nous voyons bien des muets discuter, argumenter, se raconter des histoires par signes. J’en ai vus qui étaient si adroits, si bien formés à cela, qu’en vérité, il ne leur manquait rien et se faisaient comprendre à la perfection. Les amoureux se fâchent, se réconcilient, se remercient, se donnent rendez-vous, enfin se disent toutes choses avec les yeux.

Le silence même sait prier et se faire entendre.
[Le Tasse, Aminte, acte II] »

Montaigne a donc eu la capacité d’aller au-delà des préjugés. Et il le fait parce qu’il fait partie du courant humaniste, qui affirme des valeurs de civilisation, qui veut élever le niveau culturel.

Sa pensée emprunte ainsi à l’antiquité gréco-romaine:

« Je ne prends guère de bête vivante à qui je ne redonne la clé des champs. Pythagore en achetait aux pêcheurs et aux oiseleurs pour en faire autant. »

Ce qui l’amène jusqu’à considérer que la violence contre les animaux est une base de la violence en général, ce qui vu d’aujourd’hui correspond à la critique du patriarcat (qui commence avec la domestication et la soumission des animaux):

« Je crois que c’est du sang des bêtes sauvages,
que le fer a été maculé tout d’abord.
[Ovide, Métamorphoses, XV, 106]

Un naturel sanguinaire à l’égard des bêtes témoignent d’une propension naturelle à la cruauté.

Quand on se fut habitué, à Rome, aux spectacles de mises à mort d’animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs.

La Nature, je le crains, a donné à l’Homme un penchant à l’inhumanité.

Personne ne prend plaisir à voir des bêtes jouer et se caresser –  et tout le monde en prend à les voir s’entre-déchirer et se démembrer. »

Ce qui est formidable, c’est que Montaigne arrive donc à une certaine compréhension de Gaïa, parlant des animaux mais également des arbres « et même les plantes. »

Montaigne est ici d’une valeur formidable, digne des pensées qui se sont développées en Asie (jaïnisme et bouddhisme notamment, mais également certains courants musulmans mystiques):

« Qu’on ne se moque pas de la sympathie que j’ai pour elles: la théologie elle-même nous ordonne d’avoir de la mansuétude à leur égard.

Elle considère que c’est un même maître qui nous a logés dans ce palais pour être à son service, et donc que les bêtes sont, comme nous, de sa famille; elle a donc raison de nous enjoindre d’avoir envers elles du respect et de l’affection.

Si on peut discuter de tout cela, il n’en reste pas moins que nous devons un certain respect et un devoir général d’humanité, non seulement envers les animaux, qui sont vivants et ont une sensibilité, mais envers les arbres et même les plantes.

Nous devons la justice aux hommes, et la bienveillance et la douceur aux autres créatures qui peuvent les ressentir.

Il y une sorte de relation entre nous, et des obligations mutuelles.

Je ne crains pas d’avouer la tendresse due à ma nature si puérile qui fait que je ne peux guère refuser la fête que mon chien me fait, ou qu’il me réclame, même quand ce n’est pas le moment. »

Le dernier passage montre bien l’ouverture nécessaire aux animaux, la discipline qu’il y a à reconnaître l’existence des animaux en tant qu’individus: c’est indéniablement révolutionnaire.

Il remet d’ailleurs en cause clairement la domination sur les animaux, la prétention de l’humanité:

« Mais quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, des raisonnements qui tendent à prouver combien nous ressemblons étroitement aux animaux, combien ils participent de ce que nous considérons comme nos plus grands privilèges, et avec quelle vraisemblance on peut les comparer à nous, certes, j’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous attribue sur les autres créatures. »

Et cette conception, comme la nôtre reliant libération animale et libération de la Terre, va jusqu’à reconnaître la grandeur de « mère Nature. »

Il refuse ainsi de critiquer les Amérindiens et montre même la valeur de la reconnaissance de Gaïa. Les lignes suivantes sont en conflit total avec toute la conception française de soumission totale et complète de la nature (dont le symbole est bien entendu les « jardins la française »):

« Et pourtant la saveur et la délicatesse de divers fruits de ces contrées, qui ne sont pas cultivés, sont excellentes pour notre goût lui-même, et soutiennent la comparaison avec ceux que nous produisons.

Il n’est donc pas justifié de dire que l’art l’emporte sur notre grande et puissante mère Nature.

Nous avons tellement surchargé la beauté et la richesse de ses produits par nos inventions que nous l’avons complètement étouffée.

Et partout où elle se montre dans toute sa pureté, elle fait honte, ô combien, à nos vaines et frivoles entreprises.

Et le lierre vient mieux de lui-même
Et l’arbousier croît plus beau dans les lieux solitaires,
Et les oiseaux, sans art, ont un chant plus doux,
[Properce, I, 2, 10.] »

Ce qui l’amène, chose formidable, à reconnaître que les humains sont des animaux, ce qui est une conception révolutionnaire à son époque, alors que la religion prédomine totalement, mais même aujourd’hui!

« La manière de naître, d’engendrer, de se nourrir, d’agir, de se mouvoir, de vivre et de mourir qui est celle des animaux est si proche de la nôtre que tout ce que nous ôtons aux causes qui les animent, et que nous ajoutons à notre condition pour la placer au-dessus de la leur ne peut relever d’une vision raisonnée.

Comme règle pour notre santé, les médecins nous proposent en exemple la façon de vivre des animaux, car ce mot a été de tout temps dans la bouche du peuple :

Tenez chauds les pieds et la tête;
Au demeurant, vivez en bêtes. »

D’ailleurs, quand il critique les philosophes, qui méprisent les animaux, on voit évidemment la formidable actualité, l’énorme force de celle-ci aujourd’hui encore:

« Chrysippe était aussi méprisant que tout autre philosophe en ce qui concerne la condition des animaux. Mais il avait observé à un carrefour de trois chemins les mouvements d’un chien à la recherche de son maître égaré ou poursuivant une proie qui fuyait devant lui.

L’ayant vu essayer un chemin après l’autre et, après s’être assuré qu’aucun des deux premiers ne portait la trace de ce qu’il cherchait, s’élancer dans le troisième sans hésiter, il fut contraint de reconnaître qu’en ce chien-là s’était opéré un raisonnement du genre : « J’ai suivi mon maître jusqu’à ce carrefour, il faut nécessairement qu’il ait pris l’un de ces trois chemins; puisque ce n’est pas celui-ci, ni celui-là, il faut donc forcément qu’il soit passé par le troisième. »

Fondant sa certitude sur ce raisonnement, le chien n’a plus besoin alors de son flair pour le troisième chemin et n’y fait plus d’enquête, il s’en remet à la raison.

Cette attitude proprement dialecticienne, cet usage de propositions divisées puis reconstruites, l’énumération complète des termes suffisant à entraîner la conclusion – ne vaut-il pas mieux dire que le chien tire cela de lui-même plutôt que de Georges de Trébizonde ? »

Et Montaigne ne fait pas les choses à moitié, reconnaissant le caractère formidable des animaux:

« Nous voyons bien dans la plupart de leurs ouvrages à quel point les animaux sont supérieurs à nous, et combien notre artisanat peine à les imiter.

Nous pouvons toutefois observer dans nos travaux, même les plus grossiers, les facultés que nous y employons, et comment notre âme s’y implique de toutes ses forces. Pourquoi en serait-il autrement chez eux ?

Pourquoi attribuer à je ne sais quelle disposition naturelle et servile les ouvrages qui surpassent tout ce que nous parvenons à faire, que ce soit naturellement ou par le moyen de l’art?

En cela d’ailleurs, nous leur reconnaissons un très grand avantage sur nous, puisque la nature, avec une douceur maternelle, les accompagne et les guide, comme si elle les prenait par la main, dans toutes les actions et les agréments de leur vie, alors qu’elle nous abandonne, nous, au hasard et au destin, contraints que nous sommes alors d’inventer les choses nécessaires à notre conservation ;
et qu’elle nous refuse parfois les moyens de parvenir par quelque organisation et effort de l’esprit que ce soit, à l’habileté naturelle qui est celle des animaux : leur stupidité de bêtes surpasse très facilement pour toutes les choses utiles, tout ce dont est capable notre divine intelligence. »

Nous avons vu qu’il considérait que les animaux pouvaient parler, à leur manière.

Thèse vraie et tellement en avance sur son temps, alors qu’aujourd’hui même cela est encore très largement incompris, en raison de la domination de la thèse de l’animal-machine!

Voici une belle citation du (non moins formidable) Lucrèce, que Montaigne cite:

« Les divers oiseaux ont des chants différents
Selon le temps et certains font varier leur chant rauque
en fonction de l’atmosphère…
[Lucrèce, V, vv. 1078, 1081 et 1083-84] »

Et cela laisse présager le futur, car Montaigne annonce inévitablement l’avenir: une nouvelle communication existera… Avec les animaux!

Telle est la quête de l’humanité: comprendre la nature de sa planète.

Impossible de ne pas voir ici que les fantasmes modernes d’une autre planète habitable, d’une communication extra-terrestre, ne sont que le reflet de notre besoin essentiel de comprendre les animaux, Gaïa dans son ensemble!

« Pourquoi les animaux ne se parleraient-ils pas entre eux, puisqu’ils nous parlent, et que nous leur parlons? De combien de façons parlons-nous à nos chiens! Et ils nous répondent !… Nous conversons avec eux en usant d’un autre langage et d’autres mots que nous ne le faisons pour les oiseaux, les pourceaux, les boeufs, les chevaux : nous changeons d’idiome selon les espèces auxquelles nous nous adressons.

« Ainsi, au milieu de leur noir bataillon
Les fourmis s’abordent-elles
S’enquérant peut-être de leur route et de leur butin.
[Dante, Purgatoire, XXVI] »

Montaigne est un formidable précurseur des thèses que défend La Terre d’abord!