Rivière, en toi terre est frisson, soleil anxiété

Voici un poème de René Char, intitulé La Sorgue. Il est très intéressant de voir que le chant lyrique sur cette rivière du Vaucluse n’arrive pas à dépasser la vue passive d’un panorama et surtout d’un paysage. On a, en effet, dans le « pays », un « équarrisseur », la personne qui assassine les « bêtes de trait ou de somme. »

Résumer la nature à un paysage est une grosse erreur!

Rivière trop tôt partie, d’une traite, sans compagnon,
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.

Rivière où l’éclair finit et où commence ma maison,
Qui roule aux marches d’oubli la rocaille de ma raison.

Rivière, en toi terre est frisson, soleil anxiété.
Que chaque pauvre dans sa nuit fasse son pain de ta moisson.

Rivière souvent punie, rivière à l’abandon.

Rivière des apprentis à la calleuse condition,
Il n’est vent qui ne fléchisse à la crête de tes sillons.

Rivière de l’âme vide, de la guenille et du soupçon,
Du vieux malheur qui se dévide, de l’ormeau, de la compassion.

Rivière des farfelus, des fiévreux, des équarrisseurs,
Du soleil lâchant sa charrue pour s’acoquiner au menteur.

Rivière des meilleurs que soi, rivière des brouillards éclos,
De la lampe qui désaltère l’angoisse autour de son chapeau.

Rivière des égards au songe, rivière qui rouille le fer,
Où les étoiles ont cette ombre qu’elles refusent à la mer.

Rivière des pouvoirs transmis et du cri embouquant les eaux,
De l’ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau.

Rivière au coeur jamais détruit dans ce monde fou de prison,
Garde-nous violent et ami des abeilles de l’horizon.

« Un oiseau s’envole »

Voici un poème de Paul Eluard, un artiste tourné vers la paix et la nature!

Un oiseau s’envole,
Il rejette les nues comme un voile inutile,
Il n’a jamais craint la lumière,
Enfermé dans son vol
Il n’a jamais eu d’ombre.

Coquilles des moissons brisées par le soleil.
Toutes les feuilles dans les bois disent oui,
Elles ne savent dire que oui,
Toute question, toute réponse
Et la rosée coule au fond de ce oui.

Un homme aux yeux légers décrit le ciel d’amour.
Il en rassemble les merveilles
Comme des feuilles dans un bois,
Comme des oiseaux dans leurs ailes
Et des hommes dans le sommeil.

De flaque de lune en flaque de lune

Voici un beau poème de William Butler Yeats (1865-1939), où cet écrivain irlandais compare les yeux du chat aux différentes apparences de la lune dans le ciel lors de son cycle.

Le chat et la lune
Le chat s’en allait ça et là,
La lune tournait comme une toupie,
Le plus proche parent de la lune,
Le chat rampant, leva les yeux.
Minnaloushe rampe dans l’herbe
De flaque de lune en flaque de lune,
Et là-haut la lune sacrée
Commence une phase nouvelle.
Minnaloushe a-t-il conscience
Que ses prunelles changent sans cesse,
Qu’elles vont du cercle au croissant,
Pour aller du croissant au cercle ?
Minnaloushe rampe dans l’herbe,
Solitaire, sage, important,
Levant vers la lune changeante
Ses yeux changeants.

L’Eternité. C’est la mer allée Avec le soleil.

L’Eternité, d’Arthur Rimbaud

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Ame sentinelle,
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.

Là pas d’espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée.
Quoi ? – L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Le crapaud, poème de Tristan Corbière

Dans l’idéologie dominante, les animaux sont divisés entre ceux qui sont « utiles », ceux qui sont « nuisibles », etc. Ne pas être dénaturé c’est rejeter ce genre de classification, et s’ouvrir à la Nature, donc à toutes les formes de vie, sans en avoir peur…

Ici, le poème « Le crapaud », où le poète se reconnaît dans le statut de l’animal méprisé par la personne qu’il accompagne justement, est vraiment très intéressant.

Le crapaud
Tristan Corbière (1845 – 1875)

Un chant dans une nuit sans air…
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré là, sous le massif…
– Ça se tait ; Viens, c’est là, dans l’ombre…

– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur !

– Il chante. – Horreur ! ! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son oeil de lumière…
Non, il s’en va, froid, sous sa pierre.
……………………………………………………………………..

Bonsoir – ce crapaud-là, c’est moi.

John Keats – A l’automne

Voici un poème de John Keats (1795-1821), grande figure de la littérature anglaise.

I

Saison de brumes et de moelleuse profusion,

Tendre amie du soleil qui porte la maturité,

Avec lui conspirant à bénir d’une charge de fruits

Les treilles qui vont courant le long des toits de chaume ;

A courber sous les pommes les arbres moussus des fermettes

Et à gorger de suc tous les fruits jusqu’au coeur ;

A boursouffler la courge et grossir les coques des noisettes

D’un succulent noyau ; à faire éclore plus

Et toujours plus encore de fleurs tardives en pâture aux abeilles,

Au point qu’elles croient que les chaudes journées jamais ne cesseront,

Tant l’été à pleins bords a rempli leurs visqueux rayons.

II

Qui ne t’a vue souvent parmi tes trésors ?

Parfois qui va te chercher loin, il se peut qu’il te trouve

Assise nonchalante sur une aire de grange.

Les cheveux doucement soulevés par le vent du vannage ;

Ou gagnée d’un sommeil profond sur un sillon à demi moissonné,

Somnolente aux vapeurs des pavots, tandis que ta faucille

Épargne le prochain andain et tout son entrelacs de fleurs ;

Et parfois telle une glaneuse, tu gardes bien droite

Ta tête sous sa charge en passant un ruisseau ;

Ou bien, près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient

Tu surveilles les dernières coulées des heures et des heures durant.

III

Où sont les chansons du Printemps ? Oui, où sont-elles ?

N’y pense plus, tu as toi aussi ta musique,

Tandis que les stries des nuages fleurissent le jour qui doucement se meurt

Et teintent les plaines d’éteules d’une touche rosée ;

Alors, en un choeur plaintif, les petits moucherons se lamentent

Parmi les saules de la rivière, et montent

Ou retombent selon que le vent vit ou meurt ;

Et les agneaux déjà grands bêlent haut depuis les confins des collines;

Les grillons des haies chantent ; et voici qu’en doux trilles

Le rouge-gorge siffle dans un jardin clos,

Et que les hirondelles qui s’assemblent gazouillent dans les cieux.

Non mais quelle chimie!

Voici un poème de Walt Whitman (1819-1892), une grande figure de la littérature américaine. Il s’agit d’une très belle vision de comment la vie l’emporte, à travers ses propres transformations. Un grand merci au lecteur de LTD qui nous a fait découvrir ce texte, tiré du classique « Feuilles d’herbe » qui a eu une influence importante sur les symbolistes français (dont fait partie Rimbaud, dont nous avons publié récemment le poème « Aube » et « Le dormeur du val »).

Regardez, regardez bien notre fumure!

Imaginez un peu que le moindre de ses atomes provienne d’un corps humain qui fut malade – mais regardez plutôt!

L’herbe printemps tapisse les prairies,

La pousse du haricot crève sans bruit le terreau de la couche jardinière,

Le vert de l’oignon pointe délicatement vers le haut,

Les pommes bourgeons font grappe sur les branches du pommier,

La résurrection du blé visage cadavérique quitte la nuit du sépulcre

Les teintes rougissent aux verges du saule aux rameaux du mûrier

L’oiseau mâle carole ses chants matin et soir cependant que la femelle couve,

La jeune volaille casse la coquille de son oeuf,

Les jeunes animaux naissent, le veau glisse du ventre de sa mère, le poulain de la jument,

Sur la butée en terre ponctuellement paraissent les feuilles vert sobre de la pomme de terre,

Sur la sienne grimpe la tige jaune du maïs, cependant que dans la cour fleurissent les lilas,

L’innocence du feuillage de l’été n’a que mépris pour toutes ces strates de cadavres acides.

Non mais quelle chimie!

Penser que les vents ne sont pas porteur d’infection,

Penser qu’il n’y a pas de tromperie au ressac couleur jade translucide de l’océan qui me caresse de sa poursuite amoureuse,

Penser que je peux sans crainte lui laisser me lécher le corps par toutes ses langues,

Penser qu’il ne menacera pas ma santé de toutes ces fièvres qui ont fait dépôt en lui,

Penser que son hygiène est indéfiniment assurée,

Penser que la gorgée d’eau prise au puits a vraiment bon goût,

Penser que les mûres ont un parfum juteusement sucré,

Penser que les pommes des vergers, les oranges des orangeraies, les melons, le raisin, les pêches, les prunes ne m’empoisonneront pas,

Penser que quand je me couche dans l’herbe je n’attraperai pas de maladie,

Même s’il y a de fortes chances pour que le plus petit brin d’herbe provienne de ce qui fut naguère contagion microbienne.

Puis voici que la Terre me terrorise par son calme sa patience

Tant elle fait naître de choses douces de matières corrompues,

Tant elle tourne innocemment sur son axe immaculé dans le défilé inexorable de ses cadavres infectieux,

Tant elle distille de vents exquis à partir d’infusions de puanteur fétide,

Tant elle renouvelle dans une totale indifférence la somptuaire prodigalité de ses moissons annuelles,

Tant elle offre de matières divines aux humains en échange de tant de déchets qu’elle reçoit d’eux en retour.

Le loup et les bergers

Cette fable puise son inspiration dans un apologue d’Esope, qui décrit les pensées d’un loup.

Celui-ci voit des humains, des bergers, en train de manger un mouton, et se demande quel scandale les humains feraient si lui faisait cela!

Ici La Fontaine montre un loup qui se remet en question dans sa démarche de prédateur, mais abandonne finalement son idée en voyant les êtres humains massacrer les êtres vivants sans commune mesure.

Un Loup rempli d’humanité
(S’il en est de tels dans le monde)
Fit un jour sur sa cruauté,
Quoiqu’il ne l’exerçât que par nécessité,
Une réflexion profonde.
Je suis haï, dit-il, et de qui ? De chacun.
Le Loup est l’ennemi commun :
Chiens, chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte.
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris ;
C’est par là que de loups l’Angleterre est déserte : (1)
On y mit notre tête à prix.
Il n’est hobereau (2) qui ne fasse
Contre nous tels bans (3) publier ;
Il n’est marmot osant crier
Que du Loup aussitôt sa mère ne menace.
Le tout pour un Âne rogneux, (4)
Pour un Mouton pourri (5), pour quelque Chien hargneux,
Dont j’aurai passé mon envie.
Et bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;
Paissons l’herbe, broutons ; mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si cruelle ?
Vaut-il mieux s’attirer la haine universelle ?
Disant ces mots il vit des Bergers pour leur rôt
Mangeants un agneau cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent. Voilà ses Gardiens
S’en repaissants eux et leurs Chiens ;
Et moi, Loup, j’en ferai scrupule ?
Non, par tous les Dieux. Non. Je serais ridicule.
Thibaut l’Agnelet passera (6)
Sans qu’à la broche je le mette ;
Et non seulement lui, mais la mère qu’il tette,
Et le père qui l’engendra.
Ce Loup avait raison. Est-il dit qu’on nous voie
Faire festin de toute proie,
Manger les animaux, et nous les réduirons
Aux mets de l’âge d’or autant que nous pourrons ?
Ils n’auront ni croc (7) ni marmite ?
Bergers, bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’est pas le plus fort :
Voulez-vous qu’il vive en ermite (8) ?

(1) Les loups d’Angleterre avaient été massacrés au Xe siècle, les princes gallois ayant exigé trois cents têtes de loup pour tribut, au lieu d’argent
(2) Petit gentilhomme campagnard
(3) Publications de bannissement
(4) Galeux
(5) « atteint du pourri », maladie spécifique des moutons.
(6) Il y passera, je le dévorerai
(7) Crochets à suspendre la « viande »
(8) Un ermite ne mange bien entendu pas de « viande »

Arthur Rimbaud, Aube

J’ai embrassé l’aube d’été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte.

Les camps d’ombres ne quittaient pas la route du bois.

J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins: à la cime argentée, je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l’ai dénoncée au coq.

A la grand’ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps.

L’aube et l’enfant tombèrent au bas du bois. Au réveil il était midi.