Jason McQuinn: Pourquoi je ne suis pas primitiviste ?


Pourquoi je ne suis pas primitiviste ?

Le primitivisme, en tant que réponse multiface, et toujours en développement aux crises de notre époque auxquelles l'humanité est désormais confrontée, mérite une sérieuse évaluation.

Il s'agit certainement d'une des différentes réponses possibles qui tente de comprendre notre situation difficile actuelle dans le but de suggérer une sortie.

Néanmoins, les positions primitivistes qui ont été développées jusqu'à aujourd'hui posent de nombreux problèmes. Notamment de sérieux problèmes à propos du concept de primitivisme lui-même comme mode de théorie et de pratique.

Il peut être intéressant d'examiner d'abord certaines sources du primitivisme dans le but d'identifier et d'approfondir quelques unes de ses difficultés les plus évidentes puis de suggérer quelques solutions.

Bases primitiviste

sIl y a plusieurs pistes d'évolution qui semblent avoir plus ou moins convergées pour former le mélange primitiviste actuel de théories et de pratiques, du moins en Amérique du Nord (je ne suis pas familier avec le primitivisme anglais).

Mais deux ou trois bases ressortent comme les plus influentes et les plus importantes : celle qui s'est développée à Détroit à partir de l'anarcho-marxiste Black & Red et des anarchistes qui participent à Fifth Estate (FE), incluant un moment John Zerzan, bien que ce dernier et FE se soient finalement séparés brouillés à propos du statut et de l'interprétation de l'agriculture, de la culture et de la domestication.

Enfin, certains activistes issus du milieu de Earth First !, souvent influencés par les écologistes partisans de la Deep ecology ["Ecologie profonde", voir plus loin], mettent en avant une perspective de retour à la Pleistocène 1 - il s'agit de l'ère géologique au cours de laquelle sont apparues les espèces humaines.

Fredy Perlman et Fifth Estate

Bien qu'il y ait eu des prémices du primitivisme radical à l'intérieur - et même avant sa constitution - du mouvement anarchiste moderne, c'est à Fredy Perlman et au collectif de Détroit Black & Red, par lequel son travail fut publié au début des années 60, que le primitivisme contemporain doit le plus.

Ce qui a eu le plus d'influence a été sa reconstruction visionnaire des origines et du développement de la civilisation dans Against His-Story, Against Leviathan, publié en 1983.

Dans cet ouvrage, Perlman proposait l'idée que la civilisation a pris naissance dans des conditions de vie relativement sévères (dans un endroit et à un moment donné) qui pour l'élite tribale ont exigé le développement d'un système d'irrigations collectives. La construction effective de ce système a nécessité l'action de nombreux individus grâce à une "machine sociale" sous la direction de cette élite tribale.

Et la "machine sociale" qui était née devint le premier Leviathan 2, la première civilisation, qui a grandi et s'est reproduite à travers les guerres, l'esclavage et la création d'une machinerie sociale toujours plus importante. La situation dans laquelle nous sommes à présent est un monde dans lequel les descendants de cette civilisation originelle ont réussi à envahir le globe et ont conquis presque toutes les communautés humaines. Mais, comme Perlman le signale, même si presque toute l'humanité est maintenant piégée au sein des civilisations, des Leviathans, il y a toujours des résistances.

Et, en fait, le développement des civilisations depuis leurs origines a toujours subi la résistance de tous les non-civilisés, la communauté des humains libres.

L'Histoire n'a toujours été jusqu'à aujourd'hui que le récit des premières civilisations détruisant les communautés relativement plus libres autour d'elles, en les intégrant ou en les exterminant, et le récit victorieux de civilisations luttant entre elles, de civilisations exterminant, incorporant ou subjuguant d'autres civilisations. La résistance est pourtant possible et nous pouvons tous relier notre lignage ancestral à des personnes qui furent d'abord sans Etat, sans argent et, dans un certain sens plus profond, plus libres.

La vision de Fredy Perlman a été abordée et élaborée au milieu d'autres personnes impliquées dans le projet du journal Fifth Estate, dont le plus notable est David Watson, qui a écrit sous de nombreux pseudonymes dont George Bradford. Fifth Estate était lui-même un journal underground dans les années 60 qui a évolué comme un journal anarchiste révolutionnaire au milieu des années 70, puis, plus tard, comme un projet anarcho-primitiviste au cours des années 80. Bien que Fifth Estate ait récemment abandonné certaines des implications les plus radicales de ses positions initiales, il reste une des bases majeures du milieu primitiviste contemporain.

Et bien que le travail de Watson soit clairement basé sur celui de Perlman, il a également ajouté ses propres préoccupations, qui comprennent un développement plus avancé de la critique de la technologie et de la "megamachine" de Lewis Mumford, une défense de la spiritualité primitive et du shamanisme, et l'appel pour une nouvelle et véritable écologie sociale (qui éviterait les erreurs du naturalisme, rationalisme et techno-urbanisme d'après disette de Murray Bookchin 3).

On peut maintenant trouver le travail de Watson dans un nouveau recueil de ses écrits les plus significatifs publiés par Fifth Estate dans les années 80 sous le titre Against the Megamachine (1998). Mais il est aussi l'auteur de deux autres livres : How Deep is Deep Ecology (1989, sous le pseudonyme de George Bradford) et Beyond Bookchin : A Preface to Any Future Social Ecology (1996).

John Zerzan

John Zerzan, certainement le plus connu des défricheurs du primitivisme en Amérique du Nord, a commencé en questionnant les origines de l'aliénation sociale dans une série d'essais également publiés par Fifth Estate tout au long des années 80. Ces essais ont finalement trouvé leur place dans le recueil Elements of Refusal 4 (1988, seconde édition en 1999).

Ils comprennent des critiques radicales des aspects centraux de la culture humaine - le temps, le langage, le nombre et l'art - et une critique influente de l'agriculture, soit la ligne de partage créant le changement dans une société humaine, que Zerzan appelle "la base de la civilisation" (1999, p.73).

Cependant, si ces essais initiaux, comme on les appelle souvent, furent publiés dans Fifth Estate, ils n'étaient pas toujours bien accueillis.

Et, en fait, chaque numéro de FE dans lesquels ils sont parus comprenait des commentaires rejetant ses conclusions dans des termes très clairs.

Finalement, lorsque le collectif de FE fut fatigué de publier ces essais originaux, et puisque Zerzan trouvait de plus en plus difficile d'endurer le dégoût évident de FE pour la direction dans laquelle il menait ses investigations, il s'est tourné vers d'autres pour être publié, dont ce journal, Anarchy ; Demolition Derby, le journal à la vie brève de Michael William ; et finalement le journal anglais Green Anarchist, parmi d'autres. Un second recueil de ses essais, Future Primitive and Other Essays 5 fut alors publié par Anarchy/C.A.L. Press en association avec Autonomedia en 1994. De façon complémentaire, il a édité deux anthologies primitivistes d'importance, Questioning Technology (co-édité par Alice Carnes en 1988 avec une seconde édition en 1991) et plus récemment Against Civilization (1999).

John Zerzan est peut-être plus célèbre pour les conclusions brusques et plus absurdes de ses critiques initiales. Dans ces derniers essais, et dans ses écrits ultérieurs - qui seront familiers aux lecteurs d'Anarchy magazine, il a finalement rejeté toute culture symbolique comme de l'aliénation et une régression de l'état primitif de la nature humaine pré-civilisée, pré-domestiquée et antérieure à la division du travail.

Il est aussi devenu connu dans certains cercles pour son soutien chaleureux à Unabomber 6, à qui il a dédicacé la seconde édition d'Elements of Refusal, précisant à ceux qui auraient pu en douter qu'il était vraiment sérieux à propos de ses critiques et de notre besoin de développer une critique de fond avec une pratique sans compromis.

Earth First! et la Deep Ecology

La base primitiviste développée par le milieu de l'action directe d'Earth First! (EF!) "en défense de la Terre-Mère" est lourdement entrelacée avec la formulation de la Deep ecology ["écologie profonde"] par Arne Naess, Bill Devall et George Sessions, entre autres.

A la base, la communauté d'action directe de Earth First! (principalement implantée à l'ouest des Eats-Unis et largement anarchiste) semble s'être retrouvée dans la recherche d'une fondation philosophique appropriée pour sa défense non-urbaine des régions vierges et du côté sauvage de l'humain et avoir trouvé quelques munitions irrésistibles, sinon une théorie cohérente, dans la Deep ecology.

Earth First!, en tant qu'organisation solide et informelle (mais certainement pas complètement), puise ses propres origines dans l'éco-anarchisme autochtone [soit indien, ndt] d'Edward Abbey (dont les écrits sur la nature comme Desert Solitaire et la nouvelle The Monkey Wrench Gan furent très influents) et l'écologisme radical autochtone de David Foreman et de ses amis.

En fait, le Earth First! des débuts a souvent défendu une approche explicitement anti-immigrés - "la nature sauvage nord-américaine pour les citoyens américains et canadiens uniquement" -, pour sauver toute cette nature qui pourrait encore l'être de la dégradation humaine croissante qui exploite des mines, construit des routes, défriche des forêts, mène une agriculture intensive et développe le tourisme au service de la société de consommation de masse contemporaine.

Mais sans jamais se sentir obligé de développer une théorie sociale critique.

Cependant, dès qu'Earth First! s'est étendu en dehors du sud-ouest américain et est devenu le centre d'un large mouvement de l'action directe, il est devenu clair que la plupart des personnes qui se joignaient aux blocages, marches, accrochages de banderoles et lock-downs 7 étaient plus qu'un peu influencés par les mouvements sociaux catégoriquement non-autochtones des années 60 et 70 (les droits civiques, anti-guerre, anti-nucléaire, mouvements féministes et anarchistes, etc.).

Les contradictions entre la base et la direction informelle sous le contrôle du journal Earth First! atteignirent leur apogée avec la démission de Foreman et la fondation du journal Wild Earth, focalisé sur une perspective de conservation biologique plus proche de ses aspirations.

La nouvelle direction d'Earth First! (et le nouveau collectif qui anime le journal depuis le départ de Foreman) reflète la diversité actuelle des activistes désormais impliqués dans tout le milieu d'EF! - un mélange éclectique d'environnementalistes libéraux/réformistes, d'éco-gauchistes (et même des éco-syndicalistes affiliés aux IWW), quelques écologistes [au sens du parti des Verts, ndt], une variété d'éco-anarchistes et certains partisans de la Deep ecology.

Mais au regard de cette diversité, il est clair que l' "écologie profonde" est certainement l'influence la plus vaste à l'intérieur du milieu d'Earth First!, y compris parmi ceux qui se considèrent eux-mêmes comme primitivistes.

Cela s'explique principalement parce qu'EF! est fondamentalement un mouvement d'action directe en défense de la Nature non-humaine, et clairement pas un mouvement orienté vers le social, malgré l'engagement social radical fréquent de nombreuses personnes qui y participent.

La Deep ecology apporte la justification théorique pour des attitudes du genre "la Nature d'abord, la société ensuite", souvent présentes à EF! Elle substitue une vision bio-centrique ou éco-centrique très construite ("la perspective d'un monde naturel unifié" comme le disent les Lone Wolf Circles [Cercles du loup solitaire]) aux perspectives supposément anthropo-centriques qui privilégient les valeurs humaines et qui prédominent dans la plupart des autres philosophies.

Elle offre en plus une philosophie qui se fond avec une spiritualité de la nature et qui, ensemble, servent à justifier la perspective éco-primitiviste de nombreux activistes qui souhaitent une réduction drastique de la population humaine et une réduction d'échelle ou l'élimination de la technologie industrielle, dans le but de réduire ou de supprimer la destruction croissante du monde naturel par la société industrielle moderne.

Bien que le philosophe norvégien Arne Naess (qui n'est pas primitiviste) soit souvent crédité de la création de la Deep ecology, le livre qui lui a donné son nom au départ aux Etats-Unis était celui de Bill Devall et George Session : Deep Ecology (1986).

Celui d'Arne Naess, Ecology, Community and Lifestyle : Outline of an Ecosophy est paru en 1990 alors que George Session publiait en 1994 Deep Ecology for the Twenty-First Century.

Quel primitivisme ?

Comme cela apparaît d'évidence lors de ce rapide tour d'horizon (qui laisse nécessairement de côté la discussion de nombreux détails ainsi que d'autres courants et influences importants), les fondements du milieu primitiviste ne sont pas simplement divers, ils sont souvent aussi dans une large mesure incompatibles.

Se définir comme primitiviste peut signifier des choses très différentes pour ceux/celles qui sont influencéEs par Fredy Perlman ou David Watson, John Zerzan ou Arne Naess. Fredy Perlman commémore de façon poétique le chant et la danse des communautés primitives, leur immersion dans la nature et leur harmonie avec les autres espèces.

Pour David Watson, le primitivisme implique avant tout la célébration de la manière de vivre de façon "soutenable" et préindustrielle (mais pas nécessairement préagricole) de nombreux peuples, qui, d'après lui, sont bien plus centrés sur des cultures tribales (en particulier les religions tribales) et des outils et techniques conviviaux.

Pour John Zerzan, le primitivisme est d'abord et avant tout une position appelant de la fin de toutes les aliénations symboliques possibles et de toute la division du travail dans le but que nous expérimentions le monde en tant qu'unité d'expérience nouvelle sans avoir besoin de religion, d'art ou d'autres compensations symboliques. Alors que pour celles/ceux qui sont influencéEs par la Deep ecology, le primitivisme signifie le retour à un monde préindustriel habité par une petite population humaine capable de vivre non seulement en harmonie avec la nature, mais aussi avec un impact minimal sur les autres espèces d'animaux et de plantes (et même les bactéries).

Le primitivisme comme idéologie

Même si j'apprécie et je respecte les contenus de la plupart des courants du primitivisme, il se pose d'évidents problèmes avec la formulation de toute théorie radicale principalement centrée sur l'identité primitiviste (ou de toute autre positivité conçue comme identité).

Comme Bob Black l'a soutenu, "L'existence de chasseurs-cueilleurs communistes/anarchistes, passés et présents, est importante.

Pas (nécessairement) pour leurs adaptations d'habitat-spécifique réussies puisque celles-ci, par définition, ne sont pas généralisables.

Mais parce qu'ils démontrent que la vie fut d'abord, que la vie peut être, radicalement différente. La question n'est pas de recréer ce mode de vie (bien qu'il puisse y avoir certaines occasions de le faire) mais d'apprécier le fait que, si un mode de vie si totalement contradictoire au nôtre fut réalisable, avec l'enregistrement de ses traces sur un million d'années, alors peut-être d'autres modes de vie opposés au nôtre le sont aussi" (Bob Black, Technophilia, An Infantile Disorder, publié dans Green Anarchist et sur le web à www.primitivism.com).

S'il était évident que le primitivisme impliquait toujours ce type de conclusion ouverte et de position non idéologique, l'identité primitiviste serait bien moins problématique. Malheureusement, pour la plupart des primitivistes la vision idéalisée et hypostasiée des sociétés premières tend irrésistiblement à déplacer la centralité essentielle de la théorie critique elle-même, quelles que soient leurs protestations régulières à ce sujet. La critique se déplace rapidement d'une compréhension du monde social et naturel vers l'adoption d'un idéal préconçu à partir duquel ce monde (et la propre vie de chacunE) est mesuré, soit une position idéologique par excellence. Cette tendance presque irrésistible à l'idéalisation est la plus grande faiblesse du primitivisme.

C'est particulièrement clair lorsque des tentatives sont faites pour préciser la signification exacte du mot "primitif".

Il n'y a pas de sociétés "primitives" contemporaines, et n'y a même pas de société "primitive" isolée, identifiable, archétypale. Bien que ceci soit tout de même accepté par la plupart des primitivistes, l'importance de ce fait n'est pas toujours comprise.

Toutes les sociétés existant à présent (et historiquement) ont leurs propres histoires, sont des sociétés contemporaines dans le sens fondamental qu'elles existent dans le même monde - même si elles sont loin des centres du pouvoir et de la force - que les Etats-nations, les multinationales et le système d'échange de biens global.

Même les sociétés anciennes qui existaient avant l'avènement de l'agriculture et de la civilisation [souvent associées dans les théories primitivistes, ndt] se sont adaptées de façon inimaginable à des modes de vie divers et innovants au cours de leur existence.

Et, au-delà de certaines spéculations de base, nous ne pourrons tout simplement jamais savoir [il s'agit de millions d'années et non pas des recueils d'anthropologues ou de missionnaires du XIXe, ndt] ce que ces modes de vie étaient et moins encore qui étaient l es plus authentiquement primitifs !

Cela ne signifie pas que nous n'avons rien à apprendre du mode de vie des chasseurs-cueilleurs contemporains - ou des horticulteurs, des bergers nomades et même des communautés qui vivent de l'agriculture -.

Cela signifie qu'il n'est pas question de mettre en avant une forme de vie comme un idéal qu'il faut égaler sans critique, ou de construire un idéal primitif archétypal basé sur des spéculations concernant toujours ce qui aurait pu exister.

Ni derrière ni devant, mais où nous choisissons d'aller

Comme toutes les critiques du primitivisme ne se lassent jamais de le pointer, nous sommes incapables de remonter dans le temps.

Mais ce n'est pas (comme la plupart des critiques le pensent) parce que le "progrès" social et technique est irréversible, ni parce que la civilisation moderne est irremplaçable.

Il existe plusieurs exemples historiques de résistances à la fois aux innovations sociales et techniques, et de retours vers ce qui est d'habitude considéré (par les croyants au Progrès) non pas comme un simple mode de vie, mais comme inférieur ou retardataire.

Plus fondamentalement, nous ne pouvons revenir en arrière dans le sens ou dans n'importe quelle direction qu'aille la société, notre départ sera forcément lié à la place où nous sommes à présent.

Nous sommes tous/tes pris-es dans un processus historique et social qui limite nos options.

Comme les marxistes le montrent de façon typique, les conditions matérielles de production présentes et les relations sociales de production déterminent largement les possibilités de changement social.

Même si les anarchistes sont extrêmement (et à juste titre) critiques sur les hypothèses productivistes présentes derrière ce type de formulation, il reste généralement exact que les conditions de vie sociale existantes (dans toutes leurs dimensions matérielles et culturelles) exercent une inertie qui rend toute idée d'un "retour" à un mode de vie antérieur (ou plus certainement imaginé) extrêmement problématique.

Mais nous n'avons pas plus de besoin nécessaire d'aller en arrière que dans le futur que nous préparent le capital et l'Etat.

Comme nous l'enseigne l'histoire, leur progrès n'a jamais été notre progrès - conçu comme la disparition substantielle de l'aliénation sociale, de la domestication ou encore de l'exploitation.

Bien plus, nous ferions mieux de nous passer du sablier standard de toutes les philosophies de l'histoire pour voguer enfin dans notre propre direction.

Ce n'est que sans les contraintes inutiles, et toujours idéologiques, imposées par les interprétations directives de l'histoire que nous serons enfin libres de devenir ce que nous souhaitons, plutôt que ce que certaines conceptions du progrès (ou du passé) nous demandent d'être. Cela ne signifie pas que nous devons tout simplement ignorer ce que, en tant que société entière, nous sommes aujourd'hui, mais doit au contraire impliquer que finalement aucune idéologie ne peut renfermer ou définir la puissance sociale et révolutionnaire sans la falsifier.

La vitalité de cette puissance critique précède toute théorisation, dans chacune et dans toute contradiction entre nos désirs immédiats pour des vies unitaires [au sens de briser les séparations, notamment entre les différents moments/activités d'unE individuE, ndt] et non-aliénées et toutes les relations sociales actuelles, les rôles et les institutions qui empêchent ces désirs de se réaliser.

Critiques de la civilisation, du progrès et de la technologie

Pour nous, ce qui est bien plus important que la réévaluation de ce qui est appelé "sociétés primitives" et "modes de vie", c'est l'examen critique de la société dans laquelle nous vivons ici et maintenant et les façons dont elle aliène systématiquement nos activités quotidiennes et écrase nos désirs d'un mode de vie plus unitaire et satisfaisant.

Et cela doit toujours d'abord être un processus de négation, une critique de nos vies de l'intérieur plutôt que de l'extérieur. Les critiques idéologiques, lorsqu'elles contiennent des éléments négatifs, restent toujours centrées à l'extérieur de nos vies, autour d'une sorte d'idéal positif auquel nous devrions éventuellement nous conformer.

Le pouvoir de leurs critiques sociales (ultrasimplifiées) est obtenu par le refus de la nécessaire centralité de nos propres vies et de nos propres perspectives vers toute véritable critique de notre aliénation sociale.

Le milieu primitiviste a développé et popularisé des critiques de la civilisation, du progrès et de la technologie, et c'est sa force la plus importante. Je ne me considère moi-même pas comme primitiviste à cause de ce que je vois comme l'avancée fondamentalement idéologique d'une théorie qui idéalise une forme particulière de vie (que celle-ci ait jamais existée ou non).

Mais cela ne signifie pas que je sois moins critique sur la civilisation, le progrès ou la technologie.

Au contraire, je vois ces critiques de manière essentielle pour le renouveau et la future radicalisation de toute véritable tentative de critique sociale contemporaine générale.

Le primitivisme comme idéologie est englué dans une position inconfortable qui demande au final la construction d'une forme de société complexe (bien plus discutée dans ses détails) qui nécessite de façon évidente non pas uniquement des transformations sociales massives, des changements techniques et des dispersions de populations, mais aussi l'abandon rapide d'au moins 10 000 ans de développement de la civilisation.

C'est un euphémisme de dire que cela entraîne d'énormes risques pour notre survie en tant qu'individuEs et même, probablement, en tant qu'espèce (à cause tout d'abord des menaces probables liées aux armements nucléaires, chimiques et biologiques qui ne pourraient être démantelés).

A présent, le primitivisme peut au mieux offrir des promesses imprécises sur des résultats hautement spéculatifs, même dans les circonstances imaginables les plus favorables : l'éventuelle démoralisation et capitulation planétaire de la classe dominante la plus puissante, sans trop de guerres civiles importantes menées par des factions tentant de restaurer l'effondrement du vieux monde, en partie ou dans sa totalité.

Ainsi, le primitivisme, au moins dans sa forme, ne sera jamais susceptible d'obtenir le soutien de plus qu'un relativement petit milieu de mécontents à la marge, même à la suite d'un effondrement social conséquent.

Pour s'exercer, la critique de la civilisation n'a pas besoin de signifier le rejet idéologique de tout développement historique et social au cours des 10 ou 20 000 dernières années.

La critique du progrès ne signifie pas que nous ayons besoin de retourner à un mode de vie antérieur ou d'établir un état préconçu et idéalisé de la non-civilisation.

La critique de la technologie ne signifie pas que nous ne pouvons agir victorieusement pour éliminer d'abord les formes les plus destructrices de la production technologique, de la consommation et de contrôle, tout en conservant les formes de technologies les moins intensives, les moins sociales et les moins destructives pour l'environnement, en vue de transformations futures ou de leur élimination (tout en tentant bien sûr de réduire leurs effets aliénants).

Tout ceci signifie qu'il peut être bien plus puissant de formuler une position révolutionnaire qui ne se laissera pas si volontiers dégénérer en idéologie.

Et que le primitivisme, débarrassé de toutes ses tares idéologiques, s'améliore sous un autre nom.

Comment devrait s'appeler une perspective sociale et révolutionnaire qui inclurait les critiques de la civilisation, du progrès et de la technologie, liées à celles de l'aliénation, l'idéologie, la morale et la religion ? Je ne peux pas dire qu'il n'y ait aucune formulation qui n'ait pas également de possibilité réelle de dégénérer en idéologie.

Mais je doute que nous pourrions faire pire que "primitivisme".

Je continuerai probablement à me référer le plus souvent au simple label "anarchiste", en étant sûr qu'avec le temps, la plupart des critiques valides désormais étroitement identifiées au primitivisme seront intégrées de manière croissante dans le milieu anarchiste et identifiées étroitement à celui-ci, tant dans la théorie anarchiste que dans la pratique. Les anarcho-gauchistes n'aimeront pas ce processus. Les anarcho-libéraux ou les autres pas davantage.

Mais la critique de la civilisation est bien présente pour rester, avec ses corollaires que sont les critiques du progrès et de la technologie. L'approfondis-sement continu des crises sociales planétaires, qui résultent des développements incessants du capital, de la technologie et de l'Etat, ne permettra pas aux anarchistes encore réticents à l'élargissement de la critique d'ignorer longtemps les implications de ces crises.

Nous sommes maintenant au début d'un nouveau siècle. Certains diraient que nous sommes plus proches de l'anarchie maintenant que nous ne l'étions il y a deux siècles au temps de Godwin, Coeurderoy ou Proudhon. Plus nombreux sont ceux/celles qui pourraient dire que nous en sommes bien plus loin.

Le sommes nous ? Si nous sommes capables de formuler une critique plus forte, plus résistante aux tentations de l'idéologie, et si nous sommes capables de développer une pratique plus radicale, plus intransigeante et pourtant ouverte dans ses conclusions, peut-être avons nous encore une chance en luttant d'influencer les révolutions inévitables encore à venir.

Jason McQuinn in Anarchy : A Journal of Desire Armed, n°51, printemps-été 2001

C.A.L. Press / POB 1446 / Columbia , MO 65205-1446 / Etats-Unis

(www.anarchymag.org)

Notes du traducteur (ndt) :

1. En géologie, la pléistocène correspond au début du quaternaire, en archéologie elle correspond au paléolithique.

2 Le Léviathan (1651) est un livre du philosophe Hobbes (1588-1679), pour qui l'homme est un être créateur de ses oeuvres et particulièrement de l'Etat.

L'état de nature (status naturalis) est considéré comme la guerre de tous contre tous avant que les hommes s'engagent mutuellement selon un contrat social qui limite leurs prétentions, en investissant à un organisme supra-individuel le pouvoir qui doit les assujettir.

3. Murray Bookchin, auteur né en 1921, s'inscrit dans le courant américain de l'écologie sociale, et a notamment écrit (disponible en français) : à l'atelier de création libertaire (ACL, Lyon), Sociobiologie ou écologie sociale (1983, rééd. 1999, 52 p.), Qu'est-ce que l'écologie sociale ? (1989, 43p.), Quelle écologie radicale ? (1994, 144 p.) avec Dave Foreman et une contribution à Interrogations sur l'autogestion (1979, réed. 1982). Aux éditions Ecosociété (Montréal) : Une société à refaire, vers une écologie de la liberté (1993, 300 p.) et un livre sur ses thèses par Janet Biehl, Le municipalisme libertaire (1998, 299 p.). On trouvera également un extrait en français de From urbanization to cities (Londres, Cassell, 1995) dans Alternative libertaire belge de juillet 2000. Enfin, pour celles/ceux qui ne sont guère séduitEs, le journal L'anarcho (basé à Nice) n°12 de janv./mars 1998 a traduit sous le titre Murray Bookchin et l'Ecole de Francfort un article de Paul Z. Simons tiré de Anarchy, a journal of desire armed (printemps/été 1997) : Rare praise, or Bookchin hate us (and that's a good thing). Article disponible à : http://www.multimania.com/lanarcho/12psmb.htm

4. Aux sources de l'aliénation, éd. L'insomniaque, octobre 1999, 128 p.

5. Futur Primitif, éd. L'insomniaque, décembre 1998, 96 p.

6. Unabomber était le surnom donné par le FBI et la presse américaine à Theodore Kaczynski. Il a été arrêté le 3 avril 1996 pour avoir envoyé de 1978 à 1995 des lettres piégées à des crapules liées à la recherche scientifique, la technologie ou l'industrie, du fond de la forêt où il vivait en autarcie quasi-complète. Il avait exigé la publication d'un manifeste dans la presse à grand tirage en échange de l'arrêt de ses lettres, ce qui fut fait. Début 1998, il a été condamné à la prison à perpétuité.

7. Lock-down : forme de lutte liée à "l'action directe non-violente" de sacrifice du corps qui consiste à s'arrimer à un objet. Exemple : s'attacher à des rails pour empêcher un convoi nucléaire de passer.

[Manque le début de l'introduction. Texte publié dans Cette Semaine n°83, sept/oct 2001, pp. 36-39]