Les trois générations du véganisme en France (1990-2020)

Nous voulons ici fournir une présentation de ce qui forme clairement trois périodes distinctives du véganisme en France, avec de telles distinctions et différences qu’on peut parler de trois générations. Nous pensons que c’est utile, parce qu’il n’existe pas de continuité dans le véganisme en France, il y a une sorte de renouvellement permanent, depuis toujours, faisant qu’il n’y a pas de mise en perspective. Or, cela est fatal pour un mouvement désireux de changer les choses en profondeur, d’aboutir à une révolution des mentalités, à des modifications concrètes de la société dans son rapport aux animaux.

On peut et on doit distinguer trois périodes ; avant de les présenter une par une, voici comment on peut les « résumer ».

1ère génération, années 1990 : le véganisme est porté par des gens à la marge, liés à la culture punk-hardcore d’un côté, à l’anarchisme pacifiste utopiste de l’autre. Le véganisme est inconnu et socialement totalement rejeté, les gens ostracisés.

2e génération, années 2000 : le véganisme est assumé par des gens d’origine populaire ou petite-bourgeoise ayant fait le choix de défendre les animaux. Il se produit une multiplication des idées, groupes, conceptions, alors que le véganisme commence à se diffuser.

3e génération, années 2010 : le véganisme est reconnu socialement. Des gens diplômés et d’origine sociale aisée prennent le contrôle des choses avec des commerces, des restaurants, ou encore des associations (même « militantes » alors définies comme « antispécistes »), le tout de manière « professionnelle » (ou « corporate »).

La première génération

Il y a très peu de vegans en France dans les années 1990. Ceux-ci connaissent le véganisme par l’Angleterre, où dans les années 1970 et 1980 il y a un grand mouvement pour les animaux, avec notamment l’ALF menant des milliers d’actions et ayant formé une véritable actualité pour l’opinion publique.

Ils sont liés à la culture punk-hardcore, de nombreux groupes ayant thématisé le véganisme en Angleterre, ainsi qu’à une approche anarchiste pacifiste. Pour cette raison, des squats sont ouvertement tournés vers le véganisme, à Paris et surtout à Lille où c’est profondément marqué dans la démarche « squat » alors.

Il est évidemment très difficile d’être vegan alors. Sur le plan matériel, ce n’est pas aisé d’avoir une vision claire des aliments sur lesquels on peut s’appuyer alors qu’en plus on a très peu accès aux produits nécessaires. Il n’y a à l’époque que très peu de magasins bios, qui sont d’ailleurs très tournés alors en mode ésotérique ou mystique.

Le grand symbole vegan des années 1990 est ainsi la Marmite. Cette pâte à tartiner anglaise, à base de levure de bière, fournit en effet la B12 et comme on peut parvenir à en trouver, même de manière difficile, c’est tout un symbole.

Au-delà de cette question technique pour l’alimentation, être vegan est impossible socialement et aboutit à une ostracisation générale. Le groupe de hardcore Primal Age se voit jeter de la « viande » dessus dans les concerts, alors que la tentative d’influencer la Fédération Anarchiste aboutit à une interdiction des thèses « antispécistes » en son sein en 1995 (nous racontions cet épisode ici).

Il reste pour cette raison très peu de choses de cette période sur le plan culturel. Les (rares) gens sont parfois partis dans d’autres pays, ou bien ils ont capitulé, alors que de toutes façons les initiatives étaient tellement marginales, voire éphémères, que rien ne s’est ancré, à l’exception de deux phénomènes, d’ailleurs entièrement antagoniques.

Il y a eu d’un côté la naissance d’un courant intellectualisant cherchant à établir un véganisme à la française, au travers de la revue « Les cahiers antispécistes ». Fondée en 1991 à Lyon, la revue a eu 43 numéros jusqu’en 2019 et a posé les jalons de toute une culture philosophique – associative, avec un esprit réformiste sur le long terme mais se voulant philosophiquement exigeant. Cela va donner des figures historiquement importantes de par leur succès intellectuel à ce niveau comme David Olivier et Yves Bonnardel.

Il y a de l’autre l’ALF, qui commence à mener ses actions de manière régulière à partir des années 1990, chose qui perdurera largement pendant la seconde génération, en prenant même une certaine ampleur, pour s’assécher jusqu’à disparaître avec la troisième.

La seconde génération

Il n’y a malheureusement pas d’étude précise sur la naissance du seconde génération du véganisme, au début des années 2000. La raison en est l’effervescence provoquée par l’arrivée d’une nouvelle génération. Si le véganisme des années 1990 avait en France un côté assez abstrait, en raison de sa marginalité, la seconde génération est porté par des gens qui ne découvrent pas les animaux par le véganisme, mais le véganisme par les animaux : c’est très concret.

On parle de gens, d’origine populaire ou petite-bourgeoise, aimant les animaux ou voulant les défendre et ayant pris connaissance du véganisme par la suite, ou parallèlement. Ces gens vont alors s’affirmer vegan, faisant qu’au milieu des années 2000, il existe une vraie scène vegan en France, très restreinte mais suffisante pour qu’il y ait des conceptions très différentes.

A côté, des gens sont de nouveau issus de la scène hardcore pour arriver au véganisme, grâce à la scène metalcore vegan straight edge du début des années 1990 (comme Earth Crisis), puis de la fin des années 1990 à la fin des années 2000 (Arkangel, xDestroy Babylonx, Children of Gaia, Nueva Etica, Gather, Purification, xLinha de frentex…). Si certains restent à l’écart de la scène vegan française, d’autres décident de s’impliquer dans différentes associations et collectifs.

Il faut se souvenir ici que le véganisme n’est pas encore reconnu socialement, que même le mot vegan est inconnu des gens. Il commence toutefois à se passer des choses, car récusant la marginalité, les vegans de la seconde génération cherchent à influencer la société, à marquer les choses de leur empreinte, sans forcément trop d’optimisme, mais de manière volontaire en tout cas.

Naturellement, l’empreinte recherchée était très différente, posant des cassures très nettes entre les gens. Les deux courants dominants alors furent justement ceux apparaissant comme « au-delà » des querelles :

– la Veggie Pride, avec des marches parisiennes annuelles de 2001 à 2007, sur une base naïve ou folklorique non agressive, mais affirmative, et enfin terriblement anthropocentriste (n’oublions pas leur lutte indécente contre la « végéphobie ») ;

– Droits des animaux, comme mouvement organisant des tractages, pratiquant les happenings, organisant des sabotages de chasse à courre, publiant des documents, etc.

En raison du manque de maturité en effet, les gens choisissant le véganisme ont en effet cherché à œuvrer de manière la plus ouverte possible. Mal leur en a pris… Car il y a eu alors inflation de groupes tombant du ciel se présentant comme la structure à suivre au niveau national, de gens se présentant comme les leaders du mouvement devant être suivis…

Prenons l’exemple des Furieuses carottes, nées en Île-de-France, mêlant anarchisme et antispécisme avant même que l’antispécisme ne s’affirme en tant que tel, afin de trouver une manière de faire de la surenchère permanente. Le groupe a tablé sur une approche purement activiste et brouillonne, accusatrice sans aucune analyse réelle des faits : on pensera à la campagne « les fachos dans la protection animale » totalement déconnectée de la réalité dont nous avions parlé à l’époque.

Évidemment, cet activisme (par ailleurs anti-ALF) frisant avec l’illégal sans franchir le pas n’avait ni queue ni tête et s’il y avait de la dignité dans le fait de protester ouvertement contre la vivisection, le mouvement n’avait aucune base solide, ni intellectuelle, ni culturelle, ni rien d’ailleurs. Pour terminer, le mouvement était connu dans les cercles militants, mais totalement inconnu des gens, et la répression policière aura fini par le détruire très facilement en plus de l’esprit de capitulation.

On se souviendra également peut-être de la suite totalement délirante d’une partie du collectif qui partira dans la décadence totale et la pornographie comme acte « militant ». Ceci n’a malheureusement rien de surprenant, le phénomène est bien connu d’aventuriers ou de gens mal dans leur peau prenant les animaux en otage pour délirer quelques temps.

A l’opposé, se trouvait l’association vegan.fr. Tournée vers les masses, proposant une démarche éducative, elle se situait à l’opposé de groupe activiste anarchisant et sans constance. On avait une présentation « normale » du choix de la raison et de la compassion . Seulement la société française n’était pas prête et l’association s’est retrouvée dans l’ombre d’opportunistes sans principes comme L214 proposant une démarche consumériste, un véganisme prêt-à-porter, sans fond.

Cela annonçait la troisième génération, formant une vague destructrice. LTD, née comme « Vegan Revolution » le 9 Octobre 2004, disposait d’un très bon lectorat et d’une actualité permettant, d’une manière ou d’une autre, une publication quotidienne. A l’instar de la seconde génération, il a fallu subir l’énorme contre-coup de la troisième génération.

La troisième génération

L’exemple le plus criant de la transition de la deuxième à la troisième génération est Droits des animaux. Après avoir surfé sur une vague de militantisme forcené, isolé, coupé des masses mais avec une certaine dignité malgré tout, l’association s’est arrêtée net ou bout de quelques années. Au passage l’un des fondateurs a décidé de lancer une boutique de produits vegan, jouant sur son carnet d’adresse et sa notoriété acquis au cours de ses années de militantisme ? Quelle trahison!

C’est que le véganisme n’a plus rien de marginal ni de populaire. Il est désormais une opportunité, il est donc opportuniste, bourgeois dans tous les sens du terme, et c’est pourquoi il est extrêmement facile de connaître son histoire : tout est très carré, très structuré, très bien formulé, très présentable, etc.

C’est ici la chose la plus horrible qui soit. Les gens de la seconde génération se sont fait broyer. N’ayant pas les codes ni les moyens matériels pour atteindre un certain niveau, ils ont été la victime d’un gigantesque hold up. Et les trois gangsters sont les suivants.

Déjà, il y a les entrepreneurs, qui dans les années 2010 ont multiplié les commerces et restaurants, au point qu’appeler au crowd funding pour ouvrir un espace commercial était présenté comme quelque chose de « militant ». Et, avec le temps, sont arrivés des poids lourds, puisque des entreprises puissantes, d’ailleurs parfois partie prenante de l’exploitation animale, proposant du « vegan ».

Le rejet populaire a d’ailleurs été immédiat et aujourd’hui par vegan on comprend une sorte de jeune femme bourgeoise (ou désireuse de l’être) au style bobo élitiste de centre-ville, pour qui le véganisme c’est une consommation très souvent d’ailleurs en réalité « flexitarienne ».

Ensuite, il y a L214 (et Sea Shepherd), qui ont littéralement siphonné les soutiens au moyen d’une sorte de populisme « animaliste » à la fois ignoble et subventionné, puisqu’on parle d’associations avec des moyens financiers très importants.

Il est d’ailleurs significatif de voir à quoi sert tout l’argent que brasse ces structures : à rien. Rappelons que L214 dispose de plusieurs dizaines de salariés (75 fin 2020 selon leur site) et gère des millions d’euros de budget (7 millions pour 2020).

Et tout cela pour quoi ? Montrer que les abattoirs sont des lieux ignobles et demander leur modernisation. Se féliciter qu’une agence nationale est pour des repas « végé » en cantine. Bref, des millions pour faire tourner le réformisme le plus ignoble qui soit, tout en prétendant être abolitionniste, alors que les associations croulent sous les abandons et les factures vétérinaires, et qu’au final rien ne change pour les animaux.

Enfin, il y a 269 libération animale, une structure entièrement anti-ALF ayant siphonné les activistes les plus « militants » en les amenant dans un cul-de-sac complet avec des actions de blocages d’abattoirs et un culte forcené de l’individu (même les animaux seraient des individus et à sauver pour cela justement).

Mais ce qui est très marquant justement, c’est que tout cela a échoué ! La cause animale est trop réelle. 269 libération animale ne peut plus mener d’actions cat trop connue de la police et s’est rétréci à un groupe producteur de discours intellectuels anarchistes incompréhensibles. L214 s’est institutionnalisé alors que de toutes façons la société française ne regarde cela que d’un œil lointain et perplexe, quant au capitalisme vegan il n’existe plus que dans les centre-villes et ne parvient pas à se développer réellement autrement que dans les supermarchés.

Une quatrième génération ?

Les gens arrivant au véganisme en ce moment doivent être compris, et ce n’est pas chose facile. On parle en effet d’une génération entièrement nouvelle. Pour ces gens – des jeunes de moins de 21 ans on peut dire – le véganisme n’est pas une absurdité, mais pour autant trop exigeant. Le passage au véganisme est donc plus accessible, mais en même temps son socle est bien moins solide.

Être un végan de la première ou de la seconde génération, c’était aller à la guerre avec sa famille, son entourage, la société, et l’assumer (pour la troisième, c’était déjà être un urbain « branché »). Pas de guerre pour la quatrième génération, donc c’est plus simple, mais en même temps l’esprit de tolérance mal compris aboutit à un vrai libéralisme.

Libéralisme qui empêche toute réelle prise de conscience : comment espérer un véganisme authentique sans reconnaissance de la Nature ? de la dimension naturelle de l’être humain ? de Gaïa ? Et tout ceci est bien entendu impossible lorsque sous couvert de bienveillance et d’inclusivité (en réalité de pur libéralisme), tous ces jeunes sont prêts à soutenir l’activisme trans, exemple même de l’aventurisme psychologique niant les faits.

On comprend vite ici que ce sont les réseaux sociaux qui sont l’alpha et l’oméga de ce véganisme. Et, d’ailleurs, rien ne change au niveau des refuges pour animaux : on ne voit aucun de ces jeunes faire quoi que ce soit. C’est un véganisme passif, consommateur, qui va dans le bon sens mais s’arrête en cours de route.

Car le véganisme, à un moment ou un autre, est trop hors normes. « Perdre » son temps dans un refuge… se salir à nettoyer… Ramasser des fils de poubelles par terre pour empêcher les oiseaux de s’y prendre… Récupérer un animal malade… Tout cela est trop « bizarre ». Cela ne correspond pas du tout aux codes des réseaux sociaux.

Tant qu’il n’y a donc pas des gens prêts à salir les mains – donc à mettre leur apparence, leur ego de côté – rien ne sera possible. Aider les animaux implique une rupture, cela ne peut pas être un « à côté » d’une vie normale. Psychologiquement c’est un choix d’engagement, concrètement cela amène à être en décalage avec une vie consumériste où tout est dans l’apparence, humainement cela exige une empathie, une compassion, en conflit avec la compétition permanente qui existe dans la société.

Une nouvelle génération ne peut pas arriver sur le devant de la scène sans, par conséquent, avoir assimilé toute une culture. LTD contribue à cela. La transformation complète du monde est inévitable, la vie ne peut que l’emporter sur la destruction.

Lorsque la nuit est la plus noire, c’est que le jour est en marche.

En avant vers l’Eden !