La chasse et la (très) haute bourgeoisie

Les médias traitant de l’économie ont diffusé hier l’information de la mort de Patrick Ricard, fils de Paul Ricard, et lui même président de Pernod Ricard.

En filigrane, comme une sorte d’anecdote pour « gens au courant », il était fait mention qu’il s’agissait d’un « grand amateur de chasse. »

Dans sa nécrologie, Le Figaro présente ainsi benoîtement le profil du « bon entrepreneur » :

« En novembre 2008, il avait cédé la direction générale de l’empire, dont la famille Ricard détient encore 14 % du capital, à Pierre Pringuet. Depuis, ce grand amateur de chasse, très attaché à l’entreprise et à sa famille, passait plusieurs fois par semaine dans son bureau au siège parisien du groupe, et visitait régulièrement les filiales du groupe partout dans le monde. »

C’est très fin comme allusion, et c’est l’occasion de préciser cet aspect de la chasse, qui n’est pas forcément connu. Dans les milieux de la haute bourgeoisie en effet, la chasse est une activité très appréciée.

Quand on pense à la chasse, on a en tête des gens de milieu rural, pas forcément riches loin de là ; c’est une vision réductrice, car l’idéologie de la chasse est largement dépendante de la haute bourgeoisie.

Prenons donc le cas de Patrick Ricard, président de Ricard en 1971 et de Pernod-Ricard en 1978. Pernod-Ricard, c’est en France pratiquement 30 % des spiritueux, et c’est le numéro deux au niveau mondial (en font partie par exemple Jameson,Chivas, Ballantines, Malibu, Mumm, Absolut, etc.).

En pratique, Patrick Ricard était donc la 13ème fortune de France, pesant 2,4 milliards d’euros…

Membre de la très haute bourgeoisie, la chasse faisait donc partie de sa culture. A ce titre, il avait l’habitude de convier des gens de « la haute » dans son domaine, qui est domaine de Clairefontaine de Ricard, à Clairefontaine-en-Yvelines, sur 170 hectares.

Pour bien comprendre l’ampleur de cette culture, il faut savoir qu’acheter une forêt permet une réduction d’impôt de 25 % des frais d’investissement… Ce que rapporte les coupes de bois n’est même pas imposable…

Et tant qu’à faire, pour le calcul de l’impôt sur la fortune, les forêts sont prises en compte qu’au ¾, voire pas du tout s’il s’agit d’un bien professionnel. D’où le fait que la propriété en question héberge parfois des séminaires ou le XV de France…

Et pour les frais de succession, ou même de donation ne sont pris en compte que les 25 % de la valeur…

C’est dire tout le système, et à quel point la culture est ancrée. Par exemple, Didier Schuller, l’ancien conseiller général RPR de Clichy, ex-directeur général de l’office d’HLM des Hauts-de-Seine, responsable de 30 000 logements, louait chaque week end pas moins de 2000 hectares auprès de l’Office national des forêts, ce qui lui permettait de nombreuses rencontres (le Canard enchaîné parlera des « béton-flingueurs »).

Dans un vieil article de l’Express à ce sujet, on lit de manière intéressante :

Les réseaux cynégétiques perdurent et prospèrent. « Quand vous passez la journée avec quelques compagnons, tous couverts de boue, les cuissardes dans la vase, le courant passe plus vite », assure Antoine Cohen-Potin, l’ancien rédacteur en chef du magazine Plaisirs de la chasse.

Il a lui-même fondé fin 1995 avec quatre amis chasseurs un « cercle Gaston-Phoebus », du nom du comte de Foix, éphémère président de la République des Pyrénées et chasseur émérite, pour réunir les meilleurs fusils de toutes les professions. Des écrivains comme Jean d’Ormesson et Michel Déon côtoient le restaurateur Bernard Loiseau, le patron du CNPF Jean Gandois, ou l’ancien ministre François Abadie, membre du Conseil constitutionnel. « Quinze jours après sa création, raconte le fondateur, les uns me téléphonaient pour avoir les coordonnées des autres. » Ainsi naît un réseau.

C’était il y a dix ans, mais c’est encore vrai aujourd’hui. Le problème étant qu’il est difficile d’obtenir des informations, évidemment.

Le même article constatait :

« Les plus discrets sont sans conteste les chasseurs de grands fauves, un réseau très sélect de gens qui rêvent tous d’appartenir au « Rowland Ward’s records of big game », le gotha international des meilleurs fusils. Longtemps, leur modèle fut Bernard Dumon, le patron de la société sucrière Saint-Louis, décédé en 1994 dans un accident d’avion, en partance pour un week-end de chasse en Europe de l’Est. Dumon était l’un des compagnons de traque en Roumanie de Claude Bébéar, le Pdg du groupe d’assurances Axa, qui exhibe ses trophées dans son bureau: deux antilopes empaillées et une peau de panthère. S’il a décidé de s’accorder du temps pour vivre – il quitte le travail le jeudi soir – c’est pour pouvoir consacrer plus de temps à la chasse.

Le joaillier Alain Boucheron qui tire la grouse écossaise, le ministre Yves Galland, qui possède des droits d’exploitation en Afrique centrale, François Dalle, l’ex-patron de L’Oréal et son successeur Lindsay Owen-Jones qui affectionnent le perdreau rouge espagnol, Jean de Mouy, Pdg des parfums Jean Patou, qui chasse le canard en Argentine, Gérard Clayeux, président d’une entreprise de layette et vêtements pour enfants, qui totalise plus d’une centaine de trophées, Philippe Delagrange, du laboratoire du même nom, qui a créé en plein Texas un ranch où il a implanté des espèces rares, tous ont partagé, et parfois au cours des mêmes parties, les mêmes sensations fortes. « Cela crée des liens, confie un amateur de safaris, qui peuvent, c’est vrai, se révéler fort utiles à l’occasion. »

Inutile d’attendre davantage de précisions. L’omerta est de règle chez les chasseurs, de faisan comme d’antilope. Même si l’on sait que la prise de contrôle de Roussel-Uclaf par Hoechst se décida lors d’une battue en Sologne. Ou qu’une opportune discussion lors d’une chasse présidentielle à Rambouillet en 1978, entre Giscard d’Estaing et Roger Martin, le président de Saint-Gobain, permit à ce dernier d’accélérer l’entrée de sa société dans le capital de Bull… »

Plongeons-nous donc dans un article plus récent, publié dans Challenges l’année dernière. C’est tout un monde (avec Patrick Ricard, donc), celui des plus riches, pour qui la chasse est une valeur sacrée

Qui va à la chasse gagne une place – Le cercle des chasseurs

On les imagine très bien dans l’ambiance feutrée des conseils d’administration. Beaucoup moins crapahutant dans un labour de l’Oise, des paquets de boue collés aux bottes, sous un ciel bas d’hiver; ou progressant difficilement au milieu d’inextricables broussailles solognotes, desquelles à tout instant peut surgir un cochon furieux poursuivi par une meute de teckels hurlants.

Et pourtant, même si certains rechignent à l’avouer en public, la chasse est une passion partagée par de nombreux industriels, banquiers, cadres supérieurs, hauts fonctionnaires, médecins, avocats, architectes, élus locaux ou nationaux qui se retrouvent, plusieurs week-ends par an, pour traquer petit ou gros gibier, en battue ou devant soi. Cela, dans une ambiance où la convivialité n’exclut pas un strict respect de l’étiquette. Amateurs s’abstenir…

Grand passionné, Olivier Dassault n’hésite pas à avaler les kilomètres pour chasser la tourterelle au Maroc, le perdreau en Espagne, le sanglier en Hongrie, avec une préférence pour «l’approche du brocard au moment du rut». Familier des plus belles chasses, il grave tout en haut de son panthéon les domaines de Voisins et de Dampierre (Yvelines) en France, de Castle Hill en Angleterre et de La Nava en Espagne.

Egalement passionné, Albert Frère reste cependant mystérieux quant à ses destinations. Non sans humour, il explique: «Je ne veux pas divulguer le nom des propriétaires qui me témoignent beaucoup de gentillesse en me conviant régulièrement chez eux. Je pourrais bien entendu dévoiler leur identité, mais je crains d’oublier l’un d’eux et qu’il ne voie dans cette omission un irrémédiable critère d’exclusion pour l’avenir. C’est un risque que je ne veux pas courir.»

En revanche, le baron Albert est fort disert sur ses compagnons d’armes habituels. «Ils s’appellent, entre autres, Patrick Ricard, Claude Bébéar, Henri de Castries, Hubert Guerrand-Hermès, les Paul Desmarais, Juan Abello, Carlos Marsh, Henry Kravis, Maurice Lippens.» Bref, le gotha industriel et financier de la planète. Et la liste est loin d’être exhaustive. «J’en demande par avance pardon à ceux que j’aurais pu oublier dans mon énumération.»

Olivier Dassault aussi apprécie la compagnie de Patrick Ricard, des frères Bouygues ou de François Bich, «et par-dessus tout celle de mon père, tient-il à préciser, avec qui je partage ces moments privilégiés». Si Patrick Ricard ne souhaite pas s’exprimer sur le sujet, Martin Bouygues a tenu à préciser à Challenges qu’il ne pratique jamais de chasse d’affaires, cette passion relevant de la sphère privée.

A ces calibres prestigieux, on peut ajouter Amaury de Sèze (Carrefour), Antoine Cohen-Potin (Moët-Hennessy), les frères Wertheimer (Chanel), Yves Forestier (Le Petit Forestier), Claude Tendil (Generali) et quelques associés-gérants de Lazard ou de Rothschild. Mais, comme dirait le baron Albert, la liste n’est pas exhaustive…

Elle l’est d’autant moins que la discrétion est l’une des vertus cardinales exigées des invités s’ils souhaitent être de nouveau couchés sur ces listes prestigieuses, minutieusement dressées avant chaque été. Dès juillet, en effet, les propriétaires organisent le calendrier de la saison à venir – de une à dix journées selon la taille du domaine et la qualité du gibier. En être ou ne pas en être, c’est, pour beaucoup d’amoureux de la chasse, la question de l’année. Certains se damneraient pour recevoir le précieux bristol qui leur permettra d’assouvir leur passion tout en étoffant leur carnet d’adresses.

Elle l’est d’autant moins que la discrétion est l’une des vertus cardinales exigées des invités s’ils souhaitent être de nouveau couchés sur ces listes prestigieuses, minutieusement dressées avant chaque été. Dès juillet, en effet, les propriétaires organisent le calendrier de la saison à venir – de une à dix journées selon la taille du domaine et la qualité du gibier. En être ou ne pas en être, c’est, pour beaucoup d’amoureux de la chasse, la question de l’année. Certains se damneraient pour recevoir le précieux bristol qui leur permettra d’assouvir leur passion tout en étoffant leur carnet d’adresses.

Pour ceux qui possèdent une domaine, pas de souci: on s’échange les invitations entre propriétaires. Pour les autres, il faudra faire ses preuves. La relation se noue souvent au cours d’un repas d’affaires où une seule petite phrase – «Ah! Vous êtes chasseur?» – va opérer comme un sésame. Après une petite enquête discrète – «Machin, vous connaissez? C’est un bon fusil?» –, l’invitation est lancée. L’impétrant doit ensuite se révéler digne de la faveur qui lui est faite et suivre un code non écrit de bonne conduite. «L’étiquette est très importante, reconnaît Eric Ber- ville, éditeur du Guide des meilleures chasses de France. A partir du moment où vous êtes bon chasseur, les barrières sociales tombent vite.»

Respecter les consignes de sécurité est le b.a.-ba. Mais certains, emportés par l’ivresse de l’instant, en viennent à l’oublier. Ils seront exclus du circuit avec l’infâmante étiquette de «viandards». Ne pas arriver déguisé en Tartarin de chez Hermès sponsorisé par Purdey, ne pas amener son chien s’il n’est pas impeccablement dressé, éviter de vanter ses prouesses passées sont aussi vivement recommandés.

De même que faire preuve de discrétion, voire de désintéressement, au moment de la «bourriche» – quand vient l’heure de répartir les pièces tuées. Et surtout ne pas «défourailler» à tout-va: laisser tirer celui qui est mieux placé que vous, faire montre d’un élégant coup de fusil et ne jamais jalouser celui qui se révélera plus doué.

A ces conditions, des moments inoubliables vous seront offerts qui vous fourniront un lot d’anecdotes pour le reste de votre existence. «Je me souviens d’une battue incroyable, où des dizaines de faisans traversaient l’enceinte par escadrilles, raconte un haut fonctionnaire. De vraies bombes volantes! J’ai compté cinq faisans à mon actif. A ma gauche, Giscard en avait abattu quarante!» Tel autre se rappelle l’instant privilégié où, entre deux traques, Claude Bébéar lui a offert un exposé de vingt minutes sur l’avenir économique de la Chine.

Partager ces moments rares de convivialité n’exclut pas de parler business, à condition de le faire avec discernement. Pas question de sortir à tout bout de champ sa carte de visite ou de partir à l’assaut d’un invité en lui proposant une affaire. Une ou deux phrases suffisent parfois pour nouer le contact. «Bien sûr, on s’intéresse au business des autres, mais on évite d’en parler pendant la chasse», explique Eric Coisne, directeur exécutif de Colam Entreprendre, président d’une chasse au perdreau regroupant une quinzaine d’actionnaires amis – et autant d’invités – à la frontière de l’Oise et de l’Aisne. «Si une opportunité se présente, on se recontacte après.»

Bertrand Verspieren, PDG du groupe nordiste DP&S, qui consacre 40 à 50 jours par an à sa passion, le plus souvent dans un cadre familial et amical, n’a jamais conclu d’affaires à cette occasion. Mais il reconnaît volontiers que les grandes chasses peuvent être un lieu de pouvoir. «Comme tous les réseaux, elles révèlent une première affinité qui présage d’autres qualités que l’on peut aimer retrouver dans un contexte professionnel.»

Olivier Dassault, lui, invite parfois ses clients en semaine, histoire de «les remercier de leur confiance et de leur fi délité aux avions ou aux supports de presse du groupe». Il a même réussi à vendre des Falcon. «J’ai un jour convaincu un invité d’acheter un Falcon 900X, à la grande surprise de notre direction des ventes qui ne pensait pas une seconde que cette société acquerrait directement un gros modèle tel celui-ci. Ce type d’exemple s’est répété plusieurs fois, surtout avec des clients étrangers.»

«L’utile et l’agréable ne sont pas forcément inconciliables, confirme Albert Frère. La chasse m’a permis d’étoffer mon carnet d’adresses, d’élargir mon réseau de relations et de nouer des contacts suivis avec des décideurs. Elle m’a aussi permis de rencontrer des gens de tous horizons, intéressants à bien des égards, avec lesquels j’ai tissé d’indéfectibles liens, tantôt amicaux, tantôt professionnels, tantôt les deux.»

A-t-il décidé d’investissements à cette occasion? «La réponse est incontestablement: oui.» Impossible d’en savoir plus: «Je m’en voudrais d’abuser de votre temps.» Incorrigible baron…

Les hauts fonctionnaires ou les élus locaux sont particulièrement sollicités, non sans arrière-pensées parfois. «Depuis que je ne suis plus en poste, je suis moins invité», reconnaît l’un d’eux. Ce côté trop ouvertement intéressé de certaines invitations a fini par lasser les chasseurs à la recherche de relations plus authentiques.

«Je devrais inviter plus souvent des institutionnels ou des politiques, comme certains de mes concurrents, mais l’argent a changé la donne, admet un banquier influent. Trop de gens rentabilisent les chasses d’affaires, et l’ambiance est devenue moins conviviale.» D’autres s’avouent lassés par la multiplication de ces chasses «à la cocotte» où l’on tire des faisans d’élevage poussifs lâchés juste avant la battue. Et ne sélectionnent plus que les chasses où les oiseaux sont élevés «à l’anglaise», c’est-à-dire dans des volières à ciel ouvert.

Du coup, nombre de chasseurs, échaudés par les chasses bling-bling, en reviennent aux valeurs sûres: la chasse au chien devant soi, en famille ou avec des amis. «Les plus belles parties se font à deux ou trois copains avec un chien dans les bois ou à la hutte», dit Eric Coisne. Comme l’assure un proverbe nordiste: «Le bruit ne fait pas de bien; le bien ne fait pas de bruit.» Un bon chasseur non plus.

La fin est éloquente : c’est dire si ces gens aiment la chasse ! C’est un moyen de faire partie d’un réseau, mais c’est aussi un « plaisir » faisant partie de leurs valeurs !