Les vins et leur filtrage

C’est un article très intéressant qu’a publié Libération hier. Sur le papier, cela concerne juste une directive de l’Union Européenne qui en raison des allergies exige des indications sur un produit de consommation.

Par conséquent, le vin doit mentionner le contenu des agents filtrants, qui le plus souvent sont d’origine animale (c’est d’ailleurs le cas du jus de pomme, une personne végane ne pouvant pratiquement que le boire en version bio, car non filtrée).

Du point de vue journalistique, les producteurs de vin vont donc passer aux filtres végétaliens et c’est une histoire anecdotique un peu marrante. En pratique pourtant, car le vin ne nous intéresse pas en tant que straight edge, cela révèle surtout les terribles contradictions d’une exploitation animale qui s’effondre sur elle-même de par ce qu’elle induit : des déséquilibres économiques mondiaux, la destruction de la Nature, des crises sanitaires, des problèmes de santé, une crise morale…

Il est évident en tout cas que les choses ne se passeront pas aussi « simplement » que le pense l’article et que tous les vins vont devenir végétaliens d’ici six mois. Ce n’est tout simplement pas possible. Et c’est là que les contradictions d’un système intenable se renforcent.

Dans 3 ans, un millésime sans viande ajoutée

Contraints dès 2013 de mentionner les traces d’œuf ou de lait, les vignerons pourraient être tentés de produire du vin végétalien.

Dans deux ou trois ans, la tribu des végétariens (ni viande, ni poisson) – et même celle de leurs cousins végétaliens (ni lait, ni œuf non plus) – pourront déguster sans souci de bons petits vins ou des grands crus garantis sans aucune trace de substances animales, ce qui est impossible actuellement. Car ce produit symbole du terroir est loin d’être 100% végétal. Dans le processus séculaire de fabrication du vin intervient souvent l’adjonction d’agents plutôt inattendus : blancs d’œufs, extraits de lait (sous forme de caséine), mais aussi diverses gélatines issues de restes de bœuf ou de porc (peau, os…) ou, encore moins ragoûtant, des «colles de poisson». Il y a quelques années, nombre de vignerons ajoutaient aussi gaiement du sang de bœuf dans leurs vins. Mais, depuis la vache folle, c’est interdit.

Allergènes. Toutes ces protéines animales constituent les ingrédients d’une opération fondamentale et méconnue : le «collage». Elle consiste à utiliser ces agents «collants» pour récupérer les particules en suspension et ainsi «clarifier» le vin (et améliorer la couleur). «Ces techniques ancestrales ont fait leurs preuves, tout le monde y a recours», affirme Marie-Madeleine Caillet, vice-présidente de l’Union des œnologues de France. Selon une étude remontant à 2005, au moins la moitié des 100 000 vignerons français injectent des protéines animales dans leur production.

Seulement voilà, un nouveau règlement européen (1) a déclenché une petite révolution : à partir de 2013 (donc du millésime 2012), les vignerons doivent obligatoirement indiquer sur leurs étiquettes la présence de tout ingrédient susceptible de déclencher des allergies. Les œufs et le lait étant catalogués comme allergènes, tous les vignerons de France (et d’Europe) utilisant albumine ou caséine sont donc priés d’apposer des nouvelles mentions. Soit, au choix : «Produit de l’œuf», «Œuf», «Protéine du lait», «Lait», etc. Autre solution : opter pour un pictogramme figurant un œuf ou une brique de lait (avec le terme «allergène» dans les dix langues de l’Union). On imagine l’effet sur un meursault réputé ou un très noble premier cru classé de pauillac…

Une majorité de vignerons va donc devoir modifier ses étiquettes ou apprendre à se passer des protéines animales. Quelques-uns y travaillent d’ailleurs depuis longtemps. «Je ne clarifie plus mes cuvées aux protéines animales depuis quinze ans. Pour moi, ces pratiques n’apportaient rien», explique Frédéric Brochet, 39 ans, patron d’Ampelidae, seule «winery» française labellisée par la Vegan Society de Londres, le QG mondial des végétaliens.

A l’origine, ce jeune professionnel a élaboré un vin «vegan» pour des raisons purement commerciales : les exigences d’un appel d’offres finlandais, ainsi que les opportunités sur le marché indien où un milliard de consommateurs sont végétariens. Mais Brochet sait aussi que le temps où les plus grands crus engloutissaient des rivières d’albumine est révolu – il se souvient d’un premier cru classé de 100 hectares de vignes où les techniciens devaient mélanger au batteur l’équivalent de 6 000 œufs par vendange ! L’époque est au végétal, au bio, et les consommateurs goûteront peu d’apprendre que leur vin peut contenir des traces de nageoires ou d’os de porc.

Cellulose. Nombre de vignerons sont donc prêts à tenter des pratiques alternatives de collage. «Ces nouveaux procédés existent déjà, ce sont des protéines végétales produites à partir de poix ou de soja, par exemple», explique Sophie Pallas de l’association Oenoppia, spécialisée dans les pratiques œnologiques. D’autres solutions relèvent du minéral, comme le procédé de filtration par «terre de diatomées», une poudre naturelle d’algues unicellulaires aussi vieilles que les dinosaures et dont les microscopiques squelettes, calcaires et poreux, servent de tamis. Selon Frédéric Brochet, la technique donnerait d’excellents résultats et permettrait aussi une meilleure stabilisation du milieu microbien.

Autres pistes : la clarification sur bentonite (sorte d’argile, celui dont on fait de la litière pour chats), à travers une plaque de cellulose (comme un filtre à café géant), etc. D’ici quelques années, le vin français pourrait donc faire du «zéro protéine animale» un nouvel argument de vente. La Commission européenne ne s’attendait sans doute pas à lancer une révolution végétalienne dans nos vignobles.

(1) Publié au «JO» du 29 juin 2012.