Singer, Regan, l’antispécisme métaphysique…

Dans le prolongement des quelques prises de positions publiées ces derniers temps, voici un extrait de réponses données par l’association Dämmerung d’Allemagne au site vegan italien Asinus Novus. On trouve des éléments très intéressants.

Nous ne voulons nullement dire par là qu’il y aurait ici des réponses parfaitement pratiquables, seulement qu’il s’agit d’une démarche ayant le mérite de rejeter tout le baratin moraliste académique de gens bien établis confortablement dans les institutions, afin inversement de souligner l’importance de voir les choses selon une perspective historique.

Il est évident qu’affirmer « l’homme est mauvais » etc. etc. n’aide pas les animaux, alors que comprendre les mécanismes d’exploitation (et d’oppression) est une première tâche inévitable pour faire triompher la libération animale!

Comme dans beaucoup d’autres pays, il existe trois principaux courants dans le mouvement des droits des animaux en Allemagne: le welfarisme animalier, l’activisme des droits des animaux et des approches militantes qui agissent en faveur de la libération animale.

TAN a commencé comme un groupe de défense des animaux, à la fin des années 1980, et s’est transformé en un groupe de libération animale.

Nous avons partagé la plupart des critiques du mouvement de libération animale en ce qui concerne les deux autres courants, pendant des années – que l’on peut à peu près résumer avec l’argument selon lequel les deux restent bourgeois dans la théorie et dans la pratique, c’est-à-dire qu’ils contribuent à améliorer la société capitaliste et ne se rendent pas compte qu’il est la racine de l’oppression et de l’exploitation des animaux aujourd’hui, et qu’il doit donc être supprimé pour libérer les humains et les animaux.

Mais nous avons souffert de l’auto-critique des partisans de la libération animale pendant des années. Les partisanEs de la libération de la gauche autonome surtout, qui dominent la faction de la libération animale en Allemagne, partagent des choses avec l’anti-spécisme métaphysique auquel on peut supposer qu’ils s’opposent, et qui est hégémonique pour l’ensemble du mouvement des droits des animaux, à travers toutes les factions.

En outre, ils ont adopté un type de libéralisme de gauche radicale, avec lequel nous ne sommes pas d’accord. Déjà, nous ne pensons pas que la libération des animaux puisse être réalisée par la « véganisation » des gens individuellement.

Ce n’est pas progressiste de réitérer l’anti-communisme et l’anti-collectivisme, qui ont actuellement ressuscité en Europe.

Nous comprenons la nécessité d’une contre-culture vegan, mais ce n’est pas l’objectif central de notre politique. En Allemagne, l’activisme pour la libération animale est largement devenu une composante d’un style de vie autonome, auto-référentielle et consumériste pour étudiants de la classe moyenne consommant leur rêve de rébellion.

Leur théorie n’est pas adéquate – c’est juste un vulgaire post-structuralisme racontant de vieilles histoires éthiques, en dépit que soient déjà disponibles de bonnes critiques et la riche histoire de la théorie sociale matérialiste commençant avec Marx et Engels, mais incluant aussi Luxembourg, Gramsci ou, surtout, l’École de Francfort avec les magnifiques œuvres de Marcuse, Horkheimer et Adorno.

Il n’y a eu aucun lien entre la libération animale et d’autres luttes sociales, ni dans les droits des animaux, ni dans le mouvement de libération animale, bien que les partisans de la libération animale affirment toujours qu’ils visent la libération des animaux et des humains.

(…)

Nous commençons notre analyse les rapports sociaux et historiques spécifiques entre animaux et humains avec un examen de la pratique économique et politique dans une société donnée, afin d’explorer les raisons pour lesquelles et comment les animaux sont maltraités, réduits en esclavage, torturés et tués.

Et puis nous découvrons par quelles thèses idéologiques ces pratiques sont légitimées, obscurcies et transmises. Enfin, nous recherchons les influences réciproques et les interconnexions.

Peter Singer et Tom Regan ont historiquement certains indéniables mérites, en particulier dans le monde anglophone. Ils ont popularisé la question des droits des animaux dans le discours académique, même si ils l’ont fait d’une manière totalement bourgeoise.

Ils ont doté au mouvement des droits des animaux d’une voix académique et audible dans deux des pays politiquement et économiquement les plus importants (les Etats-Unis et la Grande-Bretagne).

Presque tous les intellectuels de gauche se sont abstenus d’intervenir dans le jeune mouvement, même s’il y avait quelques réflexions importantes dans l’héritage de Rosa Luxemburg, de Herbert Marcuse, les écrits de Theodor W. Adorno, qui auraient pu être un point de départ utile pour le mouvement.

Même dans les œuvres de Karl Marx et Friedrich Engels, qui ont été sévèrement critiqué pour être prométhéen, on trouve des notes très importantes pour conceptualiser une théorie critique qui inclut les rôles des animaux et pour développer des points de vue politiques pour un mouvement encore inexpérimenté politiquement.

Et enfin, Singer – en particulier dans Libération animale et Questions d’éthique pratique – montre les doubles standards de la pensée anthropocentrique et spéciste que répètent beaucoup de gens – même les progressistes – chaque fois qu’ils parlent franchement de droits des animaux.

Ainsi, Singer et Regan étaient importants pour le développement des mouvements des droits des animaux aux États-Unis et en Grande-Bretagne, mais leur influence n’a cessé de diminuer au fil des décennies, lorsque les anarchistes traditionnels, les post-structuralistes et enfin les marxistes ont commencé à gagner de l’espace.

Et aujourd’hui, il y a heureusement certains courants, même dans le mouvement des droits des animaux, qui ne se réfèrent plus aux approches de Singer et Regan.

En Allemagne, Singer et Regan n’étaient pas vraiment importants, car leurs discours étaient trop radicaux pour les welfaristes animaliers et trop bourgeois pour les mouvements des droits des animaux et de libération, même s’il y a eu des philosophes allemands, par exemple Ursula Wolf, qui ont enseigné leurs principes éthiques.

Nous pensons que les travaux de Singer et Regan n’ont jamais été utiles pour fonder une théorie de la libération animale ou pour concevoir une pensée véritablement critique en faveur de la libération animale, parce que ce sont des moralistes bourgeois qui ne comprennent pas les barrières de l’éthique ou de la philosophie morale positive.

Ces approches reposent sur un individualisme méthodologique – une caractéristique essentielle de la pensée bourgeoise -, abstraite, c’est-à-dire des hypothèses non historiques sur les humains et les relations humain-animal, et ils rendent les choses abstraites à partir des structures matérielles sociales concrètes et ainsi de suite.

Ainsi, leurs travaux sont basés sur une sorte de philosophie qui a été radicalement critiquée et réfutée par de nombreux théoriciens de gauche au milieu du 19ème siècle, à commencer par Marx et Engels.

Par exemple, la critique par Marx de Jeremy Bentham dans le Capital est toujours valable pour les philosophies utilitaristes aujourd’hui, quel que soit le courant spécifique auquel ils appartiennent.

Marx polémique contre Bentham en disant que celui-ci est « cet oracle insipide, pédant et verbeux de l’intelligence bourgeoise ordinaire du XIXe siècle » (Capital, tome 1), qui assume « avec naïveté (…) que le petit-bourgeois (…) est l’homme normal » (Capital, tome 1) sur lequel peut reposer sa théorie.< On pourrait en conclure que Singer joue le même rôle dans la période d’après-guerre du 20e siècle.

Il convient, au contraire, de fonder la lutte politique pour la libération animale dans une théorie sociale critique, commençant avec Marx et Engels, et incluant la critique de l’idéologie faite par l’école de Francfort et d’autres apports des penseurs critiques.

La notion d’impérialisme chez Rosa Luxembourg, par exemple, peut être très utile pour comprendre la marchandisation des animaux et le reste de la nature, sous le capitalisme, dans le but d’accumuler du capital et d’élargir les domaines de l’investissement du capital financier.

Et sa merveilleuse compréhension matérialiste de la souffrance qui lie la libération des humains et des animaux non humains, ensemble, est absolument écrasante. Ce sont les sources d’où la pensée radicale et critique se déverse.

(…)

Nous pensons que la réconciliation de la nature et de l’humain n’est faisable que par le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses, c’est-à-dire la formation sociale capitaliste, y compris toutes les instances de la société capitaliste allant de l’économie à l’industrie de la culture.
Et oui, de l’autre côté, il existe un danger qu’un vaste mouvement anti-capitaliste absorbe la question de la libération animale.

Mais d’un autre côté, il y a aussi le danger d’être absorbé par les mouvements bourgeois qui tentent de réformer le capitalisme au nom des animaux exploités et opprimés, sans jamais abolir la violence à leur encontre et en intégrant le prochain mouvement d’opposition au capitalisme – ce qui est comparable à ce qui est arrivé à d’autres mouvements écologistes.

Enfin, ces problèmes ne peuvent être résolus par des luttes politiques contre les deux tendances en appliquant la stratégie de Rosa Luxembourg de realpolitik révolutionnaire à la lutte pour la libération animale et humaine.