Tout le monde connaît au moins de nom Jean-Paul Sartre, ainsi que sa philosophie qui a été appelée « l’existentialisme. » Il y a lieu de se pencher là-dessus, car nombreux sont les gens qui veulent justement faire du véganisme un nouvel existentialisme.
L’idée est très simple : Sartre n’est pas d’accord avec les religieux comme quoi Dieu a créé l’être humain, et comme quoi il y aurait par conséquent un fondement religieux (ce qu’on appelle l’âme).
Mais il n’est pas d’accord non plus avec la reconnaissance de la Nature et l’assimilation de l’être humain aux animaux.
L’être humain serait selon lui différent, « hors nature », il serait ce qu’il a choisi d’être. La définition de l’être humain, c’est son choix et sa démarche concrète. L’être humain ne dépend de personne, c’est lui qui choisit, il n’a même pas de « nature » propre qui serait donnée par la Nature.
Sa conscience domine tout, et ainsi comme le formule Sartre, « L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur. »
Bien entendu, on reconnaît ici la position commune tant à l’idéologie des bourgeois « moralistes » qui organisent le Paris Vegan Day qu’aux anarchistes antispécistes décadents au point de tourner un film pornographique.
Car le fond de la question est là : le véganisme est-il un choix relevant de l’individu ou bien de la société ?
Normalement, lorsqu’on est véganE, on veut la libération animale, c’est un objectif très concret. Lorsqu’on est véganE, on se met au service de cette cause, on considère que la société doit faire le choix du véganisme.
Or, il y a des gens limitant le véganisme à un choix individuel. Le véganisme n’est pas considéré comme un choix social, de la société dans son ensemble, mais comme une position totalement individuelle.
L’humanité n’existe plus en tant que tel ici ; il y a seulement des individus qui choisissent. Et le véganisme serait alors le « meilleur » choix, ce qu’il « faudrait » faire. C’est l’argumentation des « philosophes » du véganisme universitaire comme Francione ou Singer, mais aussi du Paris Vegan Day, etc.
On peut demander alors : pourquoi critiquer un tel choix individuel ? N’est-ce pas bien que quelqu’un devienne vegan ?
Ce à quoi il faut répondre : il y a véganisme et véganisme. Il y a le véganisme comme option à faire triompher au sein de l’humanité en général, et qui triomphera lorsqu’elle aura abandonné son anthropocentrisme. Et il y a le véganisme comme existentialisme.
Nous avons parlé plusieurs fois de la dimension religieuse et sacrificielle de nombreuses initiatives pour les animaux. Ici, le véganisme « existentaliste » en est la frange la plus « radicale. »
L’individu pris de rage devant la situation des animaux ne peut pas devenir végan spontanément : les gens dans les refuges en témoignent. Le véganisme est une vision du monde qui demande une réflexion historique et une vue d’ensemble.
Et justement le véganisme « existentialiste », ou individualiste si on préfère, apparaît alors comme zone tampon afin de bloquer l’émergence d’un véganisme social, tourné vers la société et non pas vers les « individus. »
Bien entendu, comme la France est catholique sur de très nombreux points culturels, et ce n’est pas pour rien que l’existentialisme est né justement chez nous, le véganisme tend à se faire happer dans ces filets moralisants, culpabilisateurs et avec le culte du martyr, célébrant un style du « végan tourmenté », habillé en noir, déprimé, pessimiste, oscillant entre nihilisme social (les gens sont tous affreux) et espoir chrétien de rédemption de la société, etc.
Il faut réfuter tout cela, car c’est encore et toujours de l’anthropocentrisme. La différence entre un chou-fleur et un être humain ne réside pas dans la « conscience », mais simplement dans le mode d’organisation de la vie.
La Terre héberge la vie sous des formes très différentes, dans un savant équilibre en évolution. Une humanité consciente d’avoir une nature en tant que composante de la vie naturelle doit chercher la paix, et non pas à plonger dans la « subjectivité. »
C’est ce genre d’erreurs qui conduit des gens à prétendre lutter pour les animaux et à faire des films anthropocentrées (car c’est le point commun absolu entre « ALF le film » et le film porno où des anarchistes antispécistes ont des t-shirt ALF – pas d’animaux, pas de libération, juste de la récupération subjective « radicale »).
C’est ce genre d’erreurs qui avait amené Sartre à refuser Dieu, ce qui est bien, mais également en même temps à nier la Nature, ou avant lui ce qui avait amené Descartes à mettre Dieu de côté au nom de la méthode scientifique, mais à nier pareillement la Nature et à vouloir se considérer « comme maître et possesseur de la nature. »
Ainsi, il ne faut pas refuser simplement l’anthropocentrisme de la société – il faut refuser aussi l’existentialisme, qui est l’anthropocentrisme individuel !
Voici à titre d’illustration, pour conclure, un extrait du texte de Sartre très connu : « l’existentialisme est un humanisme », publié en 1946 et qui eut une si grande influence en France.
« L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c ‘est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir.
L’homme est seulement, non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence ; l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. Tel est le premier principe de l’existentialisme.
C’est aussi ce qu’on appelle la subjectivité, et que l’on nous reproche sous ce nom même. Mais que voulons-nous dire par là, sinon que l’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table ? Car nous voulons dire que l’homme existe d’abord, c’est-à-dire que l’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir.
L’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d’être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur ; rien n’existe préalablement à ce projet ; rien n’est au ciel intelligible, et l’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être.
Non pas ce qu’il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision consciente, et qui est pour la plus part d’entre nous postérieur à ce qu’il s’est fait lui-même. Je peux vouloir adhérer à un parti, écrire un livre, me marier, tout cela n’est qu’une manifestation d’un choix plus original, plus spontané que ce qu’on appelle volonté.
Mais si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. »