« leur causer sans nécessité de la douleur, est une cruauté & une injustice »

Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759) est un auteur de l’époque des Lumières; scientifique, il a été actif dans plusieurs domaines, étant physicien, mathématicien, astronome et naturaliste. C’est une figure connue de l’histoire des sciences, et bien évidemment il reconnaissait la Nature comme réalité.

Voici l’extrait d’une lettre, où tout étant prisonnier d’une vision anthropocentrique (mais non religieuse), il affirme déjà que la non reconnaissance des animaux et de leur sensibilité est un grave problème.

Il ne faut pas s’y tromper en lisant le texte: Maupertuis parle de Dieu mais derrière il diffuse toute la conception athée; sa culture est celle d’Epicure,  de Lucrèce, etc.

Ce qu’il dit en fait ici est que le discours de l’antiquité, selon lequel les âmes migrent dans les animaux également, ne peut plus servir de base pour reconnaître la vie sensible des animaux: il faut désormais l’affirmer directement face aux « mécanistes » comme Descartes, sans donc se préoccuper du fatras religieux de la transmigration des âmes.

Maupertuis reste encore dépendant d’une vision scientifique « utilitariste » (il parle ainsi d’animaux « nuisibles », d’éventuelle « nécessité » de la douleur), mais il exprime une grande avancée à l’époque.

Dans l’Asie l’on trouve dès hôpitaux fondés pour elles [les bêtes]. Des nations entieres ne vivent que de fruits, pour ne pas tuer d’animaux : on n’ose, marcher sans prendre les plus grandes précautions, de crainte d’écraser le moindre insecte.

Dans notre Europe on ne voit que meurtres ; les enfans s’exercent à tuer des mouches ; dans un âge plus avancé l’on creve un cheval pour mettre un cerf aux abois.

Les hommes peuvent tuer les animaux, puisque Dieu leur a permis expressément de s’en nourrir : mais cette permission même prouve que dans l’état naturel ils ne le devroient pas faire ; & la même révélation dans plusieurs autres endroits impose certains devoirs envers les bêtes, qui font voir que Dieu ne les a pas abandonnées au caprice & à la cruauté des hommes.

Je ne parle pas ici des animaux nuisibles : le droit que nous avons sur eux n’est pas douteux, nous pouvons les traiter comme des assassins & des voleurs.

Mais tuer les animaux de sang froid , sans aucune nécessité, & par une espece de plaisir, cela est-il permis ?

Des Auteurs célebres , qui ont écrit de gros commentaires sur le droit naturel & sur la morale, ont traité cette question : c’est une chose plaisante de voir comment ils l’ont envisagée ; & l’adresse avec laquelle il semble qu’ils ayent évité tout ce qu’il y avoit de raisonnable à dire.

Les Pythagoriciens & quelques Philosophes de l’antiquité, qui paroissent avoir mieux raisonné sur cette matiere, ne semblent cependant s’être fait un scrupule de tuer les bêtes qu’à cause de l’opinion où ils étoient sur la métempsycose : l’ame de leur pere ou de leur fils se trouvoit peut-être actuellement dans le corps de la bête qu’ils auroient égorgée.

Seneque, cet homme si raisonnable & si subtil , nous apprend qu’il avoit été longtemps attaché à cette opinion , sans vouloir se nourrir de la chair des animaux.

Il ajoute sur cela un dilemme singulier, qu’un grand homme de nos jours a transporté à une matiere beaucoup plus importante.

Dans le doute, dit-il , où l’on est, le plus sûr est toujours de s’abstenir de cette nourriture : si la métempsycose a lieu, c’est devoir ; si elle ne l’a pas, c’est sobriété.

Mais il me semble qu’on a une raison plus décisive pour ne point croire permis de tuer ou de tourmenter les bêtes : il suffit de croire , comme on ne peut guere s’en empêcher, qu’elles sont capables de sentiment.

Faut-il qu’une ame soit précisément celle de tel ou tel homme , ou celle d’un homme en général , pour qu’il ne failles pas l’affliger d’un sentiment douloureux ?

Ceux qui raisonneroient de la sorte ne pourroient-ils pas par degrés aller jusqu’à tuer ou tourmenter sans scrupule tout ce qui ne seroit pas de leurs parens ou de leurs amis ?

Si les bêtes étoient de pures machines, les tuer seroit un acte moralement indifférent, mais ridicule : ce seroit briser une montre.

Si elles ont , je ne dis pas une ame fort raisonnable, capable d’un grand nombre d’idées, mais le moindre sentiment ; leur causer sans nécessité de la douleur, est une cruauté & une injustice.

C’est peut-être l’exemple le plus fort de ce que peuvent sur nous l’habitude & la coutume, que, dans la plupart des hommes elles ayent sur cela étouffé tout remords.