La serinette et les serins

Dans le texte sur Diderot publié hier, il est fait mention de la référence de celui-ci à la serinette. Ce qu’est une serinette, aujourd’hui pratiquement personne ne le sait, mais historiquement c’est quelque chose qu’il y a lieu de connaître.

Une serinette, c’est en fait un petit orgue, ou plus précisément une sorte de grosse boîte à musique à manivelle, ces petits objets qui produisent une mélodie lorsqu’on tourne la manivelle.

Voici une petite vidéo très parlante, il faut un peu avancer dans le documentaire pour entendre à quoi cela ressemble.

Comme c’est expliqué dedans, la « serinette » répétait une mélodie à l’infini (la vis est « sans fin ») afin que… des oiseaux la retiennent et se remettent à la chanter ! Les oiseaux, on l’aura compris, ce sont des serins, d’où le terme de serinette.

Le verbe « seriner » – lorsqu’on répète quelque chose à de nombreuses reprises afin de persuader quelqu’un a faire quelque chose – vient également de ces serinettes, apparues autour du début du 18e siècle.

Il existe des mélodies différentes, avec des sons différents, selon les oiseaux (le document en donne les détails), l’une des plus connues ayant été « La petite chasse ». Il s’agit en effet d’un passe-temps aristocratique, dans l’esprit de l’exploitation animale pour le passe-temps, lié à la conception de l’animal comme machine.

Voici deux tableaux, illustrant le principe. On y voit quelqu’un actionnant la machine, pour « lancer » les oiseaux chanteurs.

Le premier tableau est de 1751 et s’intitule « La Serinette », de Jean Siméon Chardin; le second est de 1742, s’appelle « Les enfants Graham » et le peintre est William Hogarth.

En France, il existe un grand intérêt pour ces machines, comme pour tout ce qui est mécanique en général, et voici comment un atelier de restauration de pendules anciennes, boîtes à musique et automates présente la serinette, avec bien sûr une allusion à ce qu’en dit Diderot pour expliquer son athéisme.

Un passe-temps aristocratique, qui consistait à enseigner des airs de musique aux oiseaux, fut très en vogue au XVIIe siècle et se démocratisa progressivement.

En 1709, Hervieux de Chanteloup,  » gouverneur des serins de Madame la Princesse « , publia un Nouveau Traité des Serins de Canarie dans lequel il donne tous les conseils utiles à l’élevage et à la reproduction de ces petits chanteurs. L’ouvrage connu de nombreuses rééditions.

Comme l’explique l’auteur, on utilisa tout d’abord pour l’apprentissage des oiseaux, un petit flageolet appelé par le fait  » flageolet d’oiseaux « , dont la tessiture convenait à cet usage.

Mais l’auteur conseille, particulièrement aux dames : « Tant à cause qu’il altère considérablement la poitrine lorsqu’on en joue longtemps de suite, que parce qu’il n’est pas fort séant, surtout au Sexe », l’utilisation d’un flageolet organisé, sorte de petit orgue portatif à deux octaves.

Dans la troisième édition de son ouvrage, en 1745, il consacre enfin un chapitre à la serinette, apparue environ une dizaine d’année plus tôt, et  » qui est maintenant parvenue « , selon lui, à sa dernière perfection.
Le couple serin-serinette servira curieusement de support de réflexion à Diderot, en 1769.

Dans l’Entretien entre d’Alembert et Diderot, l’auteur s’en est servi pour disserter sur le rapport entre l’homme et la machine.  » La serinette est de bois, l’homme est de chair  » déclare t-il. Véronique Le Ru, dans une pertinente analyse de ce texte, en tire une partie de sa conclusion :  » […] c’est bien la machine qui apprend au serin à chanter, ce qui fait du serin une machine imitative de la machine.  »

L’être humain est une machine sensible, chaque espèce étant une certaine approche de cette sensibilité, d’où la possibilité d’inter-compréhension. La serinette est une machine, les animaux aussi, mais des machines sensibles. Il n’y a pas d’âme, juste de la matière parvenue à la « sensibilité ».

Citons de nouveau Diderot, au sujet de la serinette :

« DIDEROT.
Il n’y a plus qu’une substance dans l’univers, dans l’homme, dans l’animal. La serinette est de bois, l’homme est de chair. Le serin est de chair, le musicien est d’une chair diversement organisée ; mais l’un et l’autre ont une même origine, une même formation, les mêmes fonctions et la même fin.
D’ALEMBERT.
Et comment s’établit la convention des sons entre vos deux clavecins ?
DIDEROT.
Un animal étant un instrument sensible parfaitement semblable à un autre, doué de la même conformation, monté des mêmes cordes, pincé de la même manière par la joie, par la douleur, par la faim, par la soif, par la colique, par l’admiration, par l’effroi, il est impossible qu’au pôle et sous la ligne il rende des sons différents. »

Comme on le voit, on n’est plus dans Descartes et son animal machine : les êtres vivants sont ici des « machines » sensibles, donc pleins de dignité et tout sauf des « objets ».

Et ainsi, la « serinette », inconnue aujourd’hui, est incontournable pour comprendre la culture des 17ème et 18ème siècles !