« Et le père Mouque emmena les deux bêtes qui fraternisaient »

Pour changer le monde, il faut modifier tout notre regard sur l’histoire. Voici un passage absolument essentiel à ce qui devrait être l’éducation littéraire en France.

Tiré du roman Germinal d’Emile Zola, on a la description de la situation des chevaux qu’on enferme dans les mines (avec la tentative « naturaliste » de décrire les choses de l’intérieur). C’est un passage d’une terrible force, décrivant « la mélancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort ».

Voilà une contribution formidable au changement culturel, bien loin des « happenings » glauques s’appuyant sur l’irrationnel. C’est de culture dont nous avons besoin pour changer le monde.

En ce qui concerne l’histoire des mines, on peut également regarder l’article « L’exploitation des animaux, une tradition des mines » (publié initialement par ce qui deviendra VEAN, qui mène un travail de fond sur la culture locale dans le Nord, comme en témoignent les derniers articles sur la réserve de Clairmarais, les journées portes ouvertes de la SPA locale, les terrils de la Glissoire à Avion, le trafic illégal d’animaux passant par la région, etc.).

Comme tous trois retournaient à l’accrochage, Bébert et Jeanlin y arrivaient aussi, avec un train de berlines. Il y eut un arrêt pour la manœuvre des cages, et la jeune fille s’approcha de leur cheval, le caressa de la main, en parlant de lui à son compagnon.

C’était Bataille, le doyen de la mine, un cheval blanc qui avait dix ans de fond. Depuis dix ans, il vivait dans ce trou, occupant le même coin de l’écurie, faisant la même tâche le long des galeries noires, sans avoir jamais revu le jour.

Très gras, le poil luisant, l’air bonhomme, il semblait y couler une existence de sage, à l’abri des malheurs de là-haut.

Du reste, dans les ténèbres, il était devenu d’une grande malignité. La voie où il travaillait avait fini par lui être si familière, qu’il poussait de la tête les portes d’aérage, et qu’il se baissait, afin de ne pas se cogner, aux endroits trop bas.

Sans doute aussi il comptait ses tours, car lorsqu’il avait fait le nombre réglementaire de voyages, il refusait d’en recommencer un autre, on devait le reconduire à sa mangeoire.

Maintenant, l’âge venait, ses yeux de chat se voilaient parfois d’une mélancolie.

Peut-être revoyait-il vaguement, au fond de ses rêvasseries obscures, le moulin où il était né, près de Marchiennes, un moulin planté sur le bord de la Scarpe, entouré de larges verdures, toujours éventé par le vent.

Quelque chose brûlait en l’air, une lampe énorme, dont le souvenir exact échappait à sa mémoire de bête. Et il restait la tête basse, tremblant sur ses vieux pieds, faisant d’inutiles efforts pour se rappeler le soleil.

Cependant, les manœuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tapé quatre coups, on descendait le cheval ; et c’était toujours une émotion, car il arrivait parfois que la bête, saisie d’une telle épouvante, débarquait morte.

En haut, lié dans un filet, il se débattait éperdument ; puis, dès qu’il sentait le sol manquer sous lui, il restait comme pétrifié, il disparaissait sans un frémissement de la peau, l’œil agrandi et fixe.

Celui-ci étant trop gros pour passer entre les guides, on avait dû, en l’accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tête sur le flanc. La descente dura près de trois minutes, on ralentissait la machine par précaution. Aussi, en bas, l’émotion grandissait-elle.

Quoi donc ? Est-ce qu’on allait le laisser en route, pendu dans le noir ? Enfin, il parut, avec son immobilité de pierre, son œil fixe, dilaté de terreur. C’était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé Trompette.

— Attention ! criait le père Mouque, chargé de le recevoir. Amenez-le, ne le détachez pas encore.

Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme.

On commençait à le délier, lorsque Bataille, dételé depuis un instant, s’approcha allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre.

Les ouvriers élargirent le cercle en plaisantant. Eh bien ! quelle bonne odeur lui trouvait-il ? Mais Bataille s’animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l’odeur oubliée du soleil dans les herbes.

Et il éclata tout à coup d’un hennissement sonore, d’une musique d’allégresse, où il semblait y avoir l’attendrissement d’un sanglot.

C’était la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort.

— Ah ! cet animal de Bataille ! criaient les ouvriers, égayés par ces farces de leur favori. Le voilà qui cause avec le camarade.

Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur le flanc, comme s’il eût continué à sentir le filet l’étreindre, garrotté par la peur.

Enfin, on le mit debout d’un coup de fouet, étourdi, les membres secoués d’un grand frisson. Et le père Mouque emmena les deux bêtes qui fraternisaient.