Condillac contre Descartes et sa conception des animaux « automates »

Le culte de l’individu-roi qui « choisit » a atteint des proportions toujours plus grotesques en France historiquement, le mépris pour la Nature a prédominé en France depuis 1789, sans commune mesure par rapport aux autres pays.

Il suffit de penser à la situation en Allemagne ou en Angleterre, ou même encore en Italie, pour ne prendre que nos voisins! Pourtant les auteurs humanistes et ceux des Lumières ont mis en avant la Nature comme seule réalité. Quel est donc le virage qui a été raté?

L’ennemi, c’est bien sûr Descartes et sa célébration de la « pensée », de l’âme, de la séparation du corps et de l’esprit, etc.

Voici une critique effectuée par Condillac (1714-1780), l’un des très grands auteurs des Lumières, un « abbé » qui n’aura célébré qu’une messe pour choisir le camp de l’athéisme, de la reconnaissance de la Nature!

Chapitre premier. Que les bêtes ne sont pas de purs automates, et pourquoi on est porté à imaginer des sistêmes qui n’ont point de fondement.

Le sentiment de « Descartes » sur les bêtes commence à être si vieux, qu’on peut présumer qu’il ne lui reste guère de partisans : car les opinions philosophiques suivent le sort des choses de mode ; la nouveauté leur donne la vogue, le temps les plonge dans l’oubli ; on diroit que leur ancienneté est la mesure du degré de crédibilité qu’on leur donne. (…)

C’étoit peu pour « Descartes » d’avoir tenté d’expliquer la formation et la conservation de l’univers par les seules lois du mouvement, il falloit encore borner au pur mécanisme jusqu’à des êtres animés. (…)

Mais enfin il ne s’est trompé, que parce qu’il s’est trop pressé de faire des sistêmes ; et j’ai cru pouvoir saisir cette ocasion, pour faire voir combien s’abusent tous ces esprits qui se piquent plus de généraliser que d’observer.

Ce qu’il y a de plus favorable pour les principes qu’ils adoptent, c’est l’impossibilité où l’on est quelquefois d’en démontrer à la rigueur la fausseté. Ce sont des lois auxquelles il semble que Dieu auroit pu donner la préférence ; et s’il l’a pu, il l’a dû, conclut bientôt le philosophe qui mesure la sagesse divine à la sienne.

Avec ces raisonnemens vagues, on prouve tout ce qu’on veut, et par conséquent on ne prouve rien. Je veux que Dieu ait pu réduire les bêtes au pur mécanisme : mais l’a-t-il fait ? Observons et jugeons ; c’est à quoi nous devons nous borner.

Nous voyons des corps dont le cours est constant et uniforme ; ils ne choisissent point leur route, ils obéissent à une impulsion étrangere ; le sentiment leur seroit inutile, ils n’en donnent d’ailleurs aucun signe ; ils sont donc soumis aux seules lois du mouvement.

D’autres corps restent attachés à l’endroit où ils sont nés ; ils n’ont rien à rechercher, rien à fuir. La chaleur de la terre suffit pour transmettre dans toutes les parties la seve qui les nourit ; ils n’ont point d’organes pour juger de ce qui leur est propre ; ils ne choisissent point, ils végetent.

Mais les bêtes veillent elles-mêmes à leur conservation ; elles se meuvent à leur gré, elles saisissent ce qui leur est propre, rejettent, évitent ce qui leur est contraire ; les mêmes sens qui reglent nos actions, paroissent régler les leurs. Sur quel fondement pouroit-on suposer que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n’entendent pas, qu’elles ne sentent pas, en un mot ?

A la rigueur, ce n’est pas là une démonstration. Quand il s’agit de sentiment, il n’y a d’évidemment démontré pour nous, que celui dont chacun a conscience. Mais parce que le sentiment des autres hommes ne m’est qu’indiqué, sera-ce une raison pour le révoquer en douce ? Me suffira-t-il de dire que Dieu peut former des automates, qui feroient, par un mouvement machinal, ce que je fais moi-même avec réflexion ?

Le mépris seroit la seule réponse à de pareils doutes. C’est extravaguer, que de chercher l’évidence par-tout ; c’est rêver, que d’élever des sistêmes sur des fondemens purement gratuits ; saisir le milieu entre ces deux extrémités, c’est philosopher.

Il y a donc autre chose dans les bêtes que du mouvement. Ce ne sont pas de purs automates, elles sentent.

Chapitre II. Que si les bêtes sentent, elles sentent comme nous.

Si les idées que M. de B. a eues sur la « nature » des animaux, et qu’il a répandues dans son histoire naturelle, formoient un tout dont les parties fussent bien liées, il seroit aisé d’en donner un extrait court et précis ; mais il adopte sur toute cette matiere des principes si diférens, que quoique je n’aie point envie de le trouver en contradiction avec lui-même, il m’est impossible de découvrir un point fixe, auquel je puisse raporter toutes ses réflexions.

J’avoue que je me vois d’abord arrêté : car je ne puis comprendre ce qu’il entend par la faculté de sentir qu’il acorde aux bêtes, lui qui prétend, comme Descartes, expliquer mécaniquement toutes leurs actions.

Ce n’est pas qu’il n’ait tenté de faire connoitre sa pensée. Après avoir remarqué que ce « mot » sentir « renferme un si grand nombre d’idées, qu’on ne doit pas le prononcer avant que d’en avoir fait l’analise », il ajoute : « si par « sentir » nous entendons seulement faire une action de mouvement, à l’ocasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante apellée sensitive est capable de cette espece de sentiment, comme les animaux. Si, au contraire, on veut que sentir signifie apercevoir et comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les animaux aient cette espece de sentiment » : in-4°. t.2. p.7. ; in-12. t.3. p.8 et 9. il la leur refusera même bientôt.

Cette analise n’offre pas ce grand nombre d’idées qu’elle sembloit promettre ; cependant elle donne au mot « sentir » une signification, qu’il ne me paroit point avoir. « Sensation » et « action de mouvement à l’ocasion d’un choc ou d’une résistance », sont deux idées qu’on n’a jamais confondues ; et si on ne les distingue pas, la matiere la plus brute sera sensible : ce que M. de B. est bien éloigné de penser.

« Sentir » signifie proprement ce que nous éprouvons, lorsque nos organes sont remués par l’action des objets ; et cette impression est antérieure à l’action de comparer. Si dans ce moment j’étois borné à une sensation, je ne comparerois pas, et cependant je sentirois. Ce sentiment ne sauroit être analisé : il se connoît uniquement par la conscience de ce qui se passe en nous. Par conséquent ou ces propositions, « les bêtes sentent et l’homme sent », doivent s’entendre de la même maniere, ou « sentir », lorsqu’il est dit des bêtes, est un mot auquel on n’attache point d’idée.

Mais M. de B. croit que les bêtes n’ont pas des sensations semblables aux nôtres, parce que selon lui, ce sont des êtres purement matériels.

Il leur refuse encore le sentiment pris pour l’action d’apercevoir et de comparer. Quand donc il supose qu’elles sentent, veut-il seulement dire qu’elles se meuvent à l’ocasion d’un choc ou d’une résistance ? l’analise du mot « sentir », sembleroit le faire croire.

Dans le sistême de « Descartes » on leur acorderoit cette espece de sentiment, et on croirait ne leur acorder que la faculté d’être mues. Cependant il faut bien que M. de B. ne confonde pas se « mouvoir » avec « sentir ». Il reconnoit que les sensations des bêtes sont agréables ou désagréables. Or, avoir du plaisir et de la douleur, est sans doute autre chose que se mouvoir à l’ocasion d’un choc.

Avec quelque attention que j’aie lu les ouvrages de cet écrivain, sa pensée m’a échapé. Je vois qu’il distingue des sensations corporelles et des sensations spirituelles ; qu’il acorde les unes et les autres à l’homme, et qu’il borne les bêtes aux premieres. Mais en vain je réfléchis sur ce que j’éprouve en moi-même, je ne puis faire avec lui cette diférence.

Je ne sens pas d’un côté mon corps, et de l’autre mon ame ; je sens mon ame dans mon corps ; toutes mes sensations ne me paraissent que les modifications d’une même substance ; et je ne comprends pas ce qu’on pouroit entendre par des « sensations corporelles ».

D’ailleurs, quand on admettroit ces deux especes de sensations, il me semble que celles du corps ne modifieroient jamais l’ame et que celles de l’ame ne modifieroient jamais le corps.

Il y auroit donc dans chaque homme deux « moi », deux personnes, qui, n’ayant rien de commun dans la maniere de sentir, ne sauraient avoir aucune sorte de commerce ensemble, et dont chacune ignoreroit absolument ce qui se passeroit dans l’autre.

L’unité de personne supose nécessairement l’unité de l’être sentant ; elle supose une seule substance simple, modifiée diféremment à l’occasion des impressions qui se font dans les parties du corps. Un seul moi formé de deux principes sentans, l’un simple, l’autre étendu, est une contradiction manifeste ; ce ne seroit qu’une seule personne dans la suposition, c’en seroit deux dans le vrai.

Cependant M. de B. croit que l’ »homme intérieur est double, qu’il » « est composé de deux principes diférens par leur nature, et contraires par leur action », l’un spirituel, l’autre matériel ; qu’ »il est aisé », « en rentrant en soi-même », « de reconnoître l’existence » de l’un et de l’autre, et que c’est de leurs combats que naissent toutes nos contradictions. In-4°, t. 4, p. 69, 71 ; in-12, t. 7, p. 98, 100.

Mais on aura bien de la peine à comprendre que ces deux principes puissent jamais se combattre, si, comme il le « prétend » lui-même, in-4°, t. 4, p. 33, 34 ; in-12, t » 7, p. 46, celui qui est matériel « est infiniment subordonné à l’autre », si « la substance spirituelle le commande », si « elle en détruit », « ou en fait naître l’action », si « le sens matériel, qui fait tout dans l’animal, ne fait dans l’homme que ce que le sens supérieur n’empêche pas », s’il « n’est que le moyen ou la cause secondaire de toutes les actions ».

Heureusement pour son hipothese, M. de B. dit, quelques pages après, in-4°, p. 73, 74 ; in-12, p. 104, 105, que «  »dans le tems de l’enfance le principe matériel domine seul, et agit presque continuellement »…. « que dans la jeunesse il prend un empire absolu, et commande impérieusement à toutes nos facultés »…. « qu’il domine avec plus d’avantage que jamais ». » Ce n’est donc plus un moyen, une cause secondaire ; ce n’est plus un principe infiniment subordonné, qui ne fait que ce qu’un principe supérieur lui permet ; et « l’homme n’a tant de peine à se concilier avec lui-même, que parce qu’il est composé de deux principes oposés. »

Ne seroit-il pas plus naturel d’expliquer nos contradictions, en disant que, suivant l’âge et les circonstances, nous contractons plusieurs habitudes, plusieurs passions qui se combattent souvent, et dont quelques-unes sont condamnées par notre raison, qui se forme trop tard pour les vaincre toujours sans effort ? Voila du moins ce que je vois quand je « rentre en moi-même ».