« Il lisait dans les regards des bêtes, il lisait une âme comme la sienne »

Ecrivain du début du 20ème siècle, Romain Rolland a notamment écrit « Jean-Christophe », un roman-fleuve en 10 volumes. Dans « Le buisson ardent », on retrouve un point de vue très commun: celui de la personne qui aimerait avoir de la compassion, mais qui a comme vision du monde une Nature statique qui serait uniquement violence répétée.

En fait, cette conception erronée de la Nature ne fait que refléter le point de vue dominant, celui de la concurrence généralisée. Et elle paralyse toute tentative de compassion… Tout comme elle amène à se désocialiser des gens choisissant la compassion, mais ayant encore la conception erronée de ce qu’est réellement la Nature.

« Ces pensées, dans la vie ordinaire, restaient ensevelies au fond du cœur de Christophe. Il ne voulait pas y songer. A quoi bon? Qu’y pouvait-il? Il lui fallait être Christophe, il lui fallait accomplir son oeuvre, vivre à tout prix, vivre aux dépens des plus faibles… Ce n’était pas lui qui avait fait l’univers… N’y pensons pas, n’y pensons pas !…

Mais après que le malheur l’eut précipité, lui aussi, dans les rangs des vaincus, il fallut bien qu’il y pensât! Naguère, il avait blâmé Olivier, qui s’enfonçait dans l’inutile remords et la compassion vaine pour les malheurs que les hommes souffrent et font souffrir.

Il allait- Plus loin que lui, à présent, avec l’em­portement de sa puissante nature, il pénétrait jusqu’au fond de la tragédie de l’univers; il souffrait de toutes les souffrances du monde, il était comme un écorché. Il ne pouvait plus songer aux animaux sans un frémissement d’angoisse.

Il lisait dans les regards des bêtes, il lisait une âme comme la sienne, une âme qui ne pouvait pas parler; mais les yeux criaient pour elle :
— Que vous ai-je fait? Pourquoi me faites-vous mal?

Le spectacle le plus banal, qu’il avait vu cent fois. — un petit veau qui se lamentait, enfermé dans une caisse à claires-voies; ses gros yeux noirs saillants, dont le blanc est bleuâtre, ses pau­pières roses, ses cils blancs, ses touffes blanches frisées sur le front, son museau violet, ses genoux cagneux; — un agneau qu’un paysan emportait par les quatre pattes liées ensemble, la tête pendante, tâchant de se relever, gémissant comme un enfant, et bêlant et tendant sa langue grise; — des poules empilées dans un panier; — au loin, les hurlements d’un cochon qu’on saignait; — sur la table de cuisine, un poisson que l’on vide…

Il ne pouvait plus le supporter.

Les tortures sans nom que l’homme inflige à ces innocents lui étreignaient le coeur. Prêtez à l’animal une lueur de raison, imaginez le rêve affreux qu’est le monde pour lui : ces hommes indifférents, aveugles et sourds qui l’égorgent, l’éventrent, le tronçonnent, le cuisent vivant, s’amusent de ses contorsions de douleur.

Est-il rien de plus atroce parmi les cannibales d’Afrique? La souffrance des ani­maux a quelque chose de plus intolérable encore pour une conscience libre que la souffrance des hommes. Car, celle-ci du moins, il est admis qu’elle est un mal et que qui la cause est criminel. Mais des milliers de bêtes sont massacrées inutile­ment, chaque jour, sans l’ombre d’un remords. Qui y ferait allusion se rendrait ridicule. — Et cela, c’est le crime irrémis­sible.

A lui seul, il justifie tout ce que l’homme pourra souffrir. Il crie vengeance contre le genre humain. Si Dieu existe et le tolère, il crie vengeance contre Dieu. S’il existe un Dieu bon, la plus humble des âmes vivantes doit être sauvée. Si Dieu n’est bon que pour les plus forts, s’il n’y a pas de justice pour les misérables, pour les êtres inférieurs offerts en sacrifice à l’humanité, il n’y a pas de bonté, il n’y a pas de justice…

Hélas! Les carnages accomplis par l’homme sont, eux-mêmes, si peu de chose dans la tuerie de l’univers ! Les animaux s’entre-dévorent. Les plantes paisibles, les arbres muets sont entre eux des bêtes féroces. Sérénité des forêts, lieu commun de rhéto­rique pour les littérateurs qui ne connaissent la nature qu’au travers de leurs livres !…

Dans la forêt toute proche, à quelques pas de la maison, se livraient des luttes effrayantes. Les hêtres assassins se jetaient sur les sapins au beau corps rosé, enlaçaient leur taille svelte de colonnes antiques, les étouffaient.

Ils se ruaient sur les chênes, ils les brisaient, ils s’en forgeaient des béquilles. Les hêtres Briarées aux cent bras, dix arbres dans un arbre! Ils faisaient la mort autour d’eux. Et quand, faute d’enne­mis, ils se rencontraient ensemble, ils se mêlaient avec rage, se perçant, se soudant, se tordant, comme des monstres antédi­luviens.

Plus bas, dans la forêt, les acacias, partis de la lisière, étaient entrés dans la place, attaquaient la sapinière, étreignaient et griffaient les racines de l’ennemi, les empoisonnaient de leurs sécrétions. Lutte à mort, où le vainqueur s’emparait à la fois de la place et des dépouilles du vaincu.

Alors, les petits monstres achevaient l’oeuvre des grands. Les champignons, venus entre les racines, suçaient l’arbre malade, qui se vidait peu à peu. Les fourmis noires broyaient le bois qui pourrissait. Des millions d’insectes invisibles rongeaient, perforaient, réduisaient en poussière ce qui avait été la vie…

Et le silence de ces combats!… O paix de la nature, masque tragique qui recouvre le visage douloureux et cruel de la Vie! »

On passe ainsi de l’éloge de la compassion au social-darwinisme où la Nature consisterait en une bataille mortelle ininterrompue et cruelle…