« Il existe au Japon toute une gamme de jardins : beaucoup sont centrés sur un étang constellé d’îlots ; certains d’entre eux reproduisent sur terre le paradis bouddhique ; d’autres célèbrent le mariage heureux de la pierre et de l’eau, l’union élémentaire du statique et du dynamique. Il y a aussi des espaces dépourvus d’eau et, parfois, de végétaux.
Il y a encore des jardinets secrets menant au pavillon où a lieu la cérémonie du thé, et de grands parcs conçus pour la promenade et ouverts sur l’horizon. L’un d’eux, le Shugaku.in, s’étend sur plus de cinquante hectares, tandis que le Daïsen.in tient sur quelques dizaines de mètres carrés.
L’émergence d’un style n’entraîna jamais le reniement des styles antérieurs ; tous se perpétuèrent au-delà des temps qui les avaient vu naître. Les jardins Zen sont un produit de l’époque Muromachi (1333-1572), mais, tel le Saifiôji, ils se sont formés au sein même de jardins s ‘inscrivant dans la tradition de l’époque de Heïan (794-1185).
À l’époque Momoyama (1573-1602), apparaissent les jardins de thé. Les jardins Zen ne dépérissent pas pour autant ; ils se mettent au goût du jour, accueillant les lanternes de pierre et les dalles de passage que les maîtres de thé avaient adoptées. L’histoire du jardin japonais est nourrie par la coexistence et la compenetration de l’ancien et du nouveau.
La diversité des styles ne doit pas masquer la cohérence des lois de l’art jardinier. Prenons un exemple : à l’époque Muromachi, le shogun Ashikaga Yoshimitsu (1358- 1408) fit construire le Pavillon d’Or sur les ruines d’un monastère bouddhique datant du XIIIe siècle. Le pavillon est situé au bord d’une pièce d’eau qui figure l’étang du paradis d’Amida ; ce type de jardin remonte au moins au XIe siècle.
Par ailleurs, le jardin du Pavillon d’Or couvre plus de neuf hectares et s’orne d’une végétation abondante. À la même époque, le jardin du Ryôanji n’est pas plus grand qu’un court de tennis et n’est fait que de quelques pierres disséminées sur du sable. Les deux jardins offrent chacun un aspect fort éloigné de l’autre ; ils sont pourtant régis par les mêmes principes de composition et leur thème est analogue : ils représentent tous deux des montagnes émergeant de l’océan.
Dans le premier cas, la représentation est relativement réaliste puisque des îlots rocheux émaillent un plan d’eau ; dans le second, l’étroitesse de l’espace et la rareté des matériaux donnent au jardin une dimension abstraite.
L’une des règles présidant au dessin des jardins dérive de l’art d’écrire chinois, lequel est considéré comme une branche de la peinture.
Il y a trois styles de calligraphie : la forme régulière (écriture moulée), la cursive – plus rapide – et l’écriture « herbacée », ainsi nommée parce que le caractère, tracé très vite, possède la souplesse de l’herbe ; c’est un graphisme hautement stylisé.
Ainsi, le même idéogramme peut revêtir des formes différentes. Cette règle de l’art calligraphique a été étendue à l’art jardinier.
Un jardin est dit « régulier » (shin) quand il comprend de nombreux éléments réalistes (arbres, eaux vives ou dormantes, mouvements de terrain) ; il est de style cursif (gyô) si l’accent y est mis sur des motifs symboliques (une pierre dressée suggérant une cascade) ; il est stylisé (sô) lorsque ses composants sont strictement réduits au minimum et que l’ensemble tend à l’abstrait.
Un principe unique peut engendrer des expressions stylistiques qui sont diverses dans leur forme tout en étant semblables dans leur essence. Ces variations formelles se retrouvent dans les détails, comme les pierres marquant les chemins parmi la mousse ou le gazon. Ce peuvent être des dalles dessinant un pavement régulier, ou des pierres brutes semées dans un désordre apparent ; un moyen terme entre les deux formules donne le style cursif.
Les pierres, qui jouent un rôle de premier plan dans l’agencement du jardin, diffèrent toutes, tant par leur forme que par leur taille. Il convient donc de réaliser un équilibre fondé sur l’asymétrie. Le principe gouvernant les arrangements de pierres consiste à disposer des pierres satellites non loin d’une ou de plusieurs pierres centrales, puis d’introduire un troisième groupe de pierres dites « invitées ».
Dans la plupart des cas, l’ensemble dessine un triangle scalène. Cette structure triangulaire est à rapprocher du rythme ternaire auquel obéit la composition des arrangements floraux (ikebana). La règle est assez souple pour tolérer des variantes : les pierres sont généralement réparties en trois groupes d’importance inégale, mais on peut en supprimer un, dont l’absence même intervient dans l’harmonie de la composition. Au Ryôanji, le groupe principal et le groupe secondaire sont contrebalancés par trois autres groupes qui forment un arrangement autonome tout en faisant office de groupe tertiaire.
Rien n’est laissé au hasard dans un jardin japonais ; il n’est jusqu’aux matériaux délimitant l’espace qui ne soient choisis en fonction de leurs rapports avec l’ensemble. Si le terrain est de faibles dimensions, la clôture forme la toile de fond et constitue un élément du décor, d’autant plus important que le jardin est petit. Le type de clôture le plus fréquent est le mur en terre.
Au Daïsen.in, la blancheur de la murette fait ressortir les pierres sombres. Au Ryôanji, moins exigu, le mur bas et de couleur neutre s’efface devant les roches. À l’Entsûji, une haie vive ferme le terrain sans sceller l’espace, laissant le regard courir jusqu’à la montagne distante qui clôt le jardin. Il y a aussi des barrières en bambous dont les fûts croisés en oblique tressent un réseau de losanges ajourés. La célèbre haie de Katsura, unique en son genre, est une verte muraille vivante de feuillages de bambous très drus. »
(François Berthier, Les jardins japonais : principes d’aménagement et évolution historique)