La guerre de 1914-1918 aurait-elle pu se produire sans l’alcool? Évidemment. Toutefois il est évident que la mobilisation d’hommes s’imaginant triompher rapidement, parce que ce sont « des hommes des vrais », ne pouvait qu’aller de pair avec l’alcool.
On imagine facilement ensuite comment, avec les horreurs de la guerre, la monotonie sanglante des tranchées, le froid, la mélancolie… l’alcool pouvait être un refuge. Après l’alcool de la « victoire facile » cet alcool de l’horreur allait forcément de pair avec des débordements peu appréciés par les généraux… qui pour autant avaient absolument besoin de l’alcool pour contrôler les troupes partant à l’assaut…
Voici un aperçu détaillé fourni par Stéphane Le Bras (Historien ITEM/Université de Pau et des Pays de l’Adour) dans un article paru dans Le Monde et intitulé « Boire et déboires pendant la Grande Guerre ».
En route pour Narbonne avant de rejoindre le front, le tonnelier audois Louis Barthas raconte son passage par la gare de Perpignan en octobre 1914. Il s’y dit surpris par la ferveur de la foule, mais ce qui retient plus particulièrement son attention est une pancarte sur laquelle est inscrit « Ici on donne du vin à l’œil ». La générosité des vignerons locaux, à l’initiative ici, n’est pas exceptionnelle, et nombre de témoignages évoquent de larges quantités de vin gratuit, offertes pour les soldats se rendant au front. Elle n’est pas anecdotique non plus, car elle symbolise, dès le début de la guerre, le lien consubstantiel qui se forme entre la boisson nationale et les soldats partant défendre la patrie.
Avec les premiers mois du conflit, le vin – popularisé en « pinard » dans l’argot des tranchées – devient un marqueur du quotidien et de l’univers des poilus. Fourni en masse dès l’automne 1914, il participe, avec la « gniole » (l’eau-de-vie), à la constitution et au renforcement des logiques de sociabilité et de solidarité au sein des troupes françaises. A l’inverse, la consommation excessive est souvent synonyme de dérives et de comportements fragilisant l’ordre militaire, impliquant la réaction, parfois contradictoire et ambiguë, des autorités militaires face à ces pratiques.
Le quotidien des poilus est incontestablement construit entre 1914 et 1918 sur des valeurs et des pratiques communes, constitutives d’une identité largement diffusée au sein de l’armée française autour du partage, de la solidarité, de la fraternisation. Si cette identité, articulée autour de la notion d’esprit de corps, est en partie instrumentalisée par le discours officiel, il n’en reste pas moins qu’elle s’inscrit dans des pratiques attestées au front ou à l’arrière. Celles-ci conditionnent, structurent et codifient l’adhésion au groupe à partir d’un certain nombre d’activités collectives dont la consommation d’alcool (vin ou spiritueux) fait manifestement partie. Et, en l’espèce, les occasions de boire ne manquent pas.
Tout d’abord, le vin agrémente la ration régulière et quotidienne de l’ensemble des soldats mobilisés dans la zone des armées depuis une décision du ministre de la guerre, Alexandre Millerand, en octobre 1914, complétant une instruction du service des militaires d’avril de la même année. En vertu de ces dispositions, chaque soldat reçoit une ration gratuite de 25 centilitres à laquelle est adjointe une ration payée sur les fonds des compagnies, de 25 centilitres également. En 1916, la ration gratuite passe à 50 centilitres et en 1918, la ration statutaire (comprenant la ration gratuite, celle payée par la compagnie et une dernière ration, remboursable à prix modique) atteint 1 litre.
Près de 3 millions de soldats reçoivent alors quotidiennement entre 50 centilitres et 1 litre par jour, selon les possibilités du ravitaillement, auxquels s’ajoutent 6,25 centilitres d’eau-de-vie, également distribuée quotidiennement. Cet ordinaire est amélioré par des rations exceptionnelles, fournies par le commandement dans certains cas très précis : montée en première ligne ; travaux pénibles ; célébration ; fête nationale par exemple.
Surtout, les soldats peuvent s’approvisionner, sur leurs fonds propres, auprès des débits de boissons qui se multiplient dans la zone des armées et qui, parfois, y pullulent. Un rapport émanant de la seconde division de l’armée britannique indique ainsi en 1915 que, dans certains villages du Nord-Pas-de-Calais, près d’une maison sur cinq a été transformée en estaminet. Enfin, les soldats peuvent aussi se fournir auprès des structures mises en œuvre par l’armée française au front : camions-bazars à partir de 1915, puis coopératives militaires, dont la généralisation est mise en œuvre par l’état-major à partir de l’automne 1916.
Si les sources d’approvisionnement sont multiples, les occasions de boire sont également nombreuses, bien que procédant de motivations et de mécanismes fort différents. Ici encore, les témoignages regorgent de références aux libations dans lesquelles se lancent les soldats. Dans Le Feu, d’Henri Barbusse (1916) ou Les Croix de bois, de Roland Dorgelès (1919) par exemple, les épisodes relatant des situations impliquant le vin, l’alcool ou l’ivresse se comptent par dizaines.
On boit entre amis pour fêter la promotion d’un camarade, le retour de permission ou une bonne nouvelle en provenance de l’arrière ou du front. On boit aussi le soir, devant une partie de cartes ou de quilles. Il s’agit là de pratiques rituelles et intégratrices, importées de l’arrière où l’alcool est un lien social fort lors des moments de convivialité et de festivités.
Mais on boit aussi avant d’aller en première ligne et, surtout, quand on en redescend, grâce au pécule amassé pendant ces quelques jours. Dans ce cas, l’alcoolisation est un « bouclier artificiel » (Frédéric Rousseau), permettant de supporter la pression des combats, la douleur des pertes, le temps qui s’étire dans le chagrin et l’ennui.
Cette dimension « cathartique » (Emmanuel Saint-Fuscien) permet de décompresser et de dépasser l’environnement pesant du stationnement dans les cantonnements ou l’anxiété du départ, comme en témoigne un sergent drômois, Maurice Berruyer, en mai 1915 : « Quelques autres hommes se trouvaient aussi dans le même état, histoire sans doute de se donner du courage et de chasser l’ennui qu’ils éprouvaient à partir. » Inévitablement, ces consommations massives sont facteur de dérives.
Si l’alcoolisation entre frères d’armes participe à la construction d’une solidarité festive produisant – de pair avec la solidarité sous le feu – une identité commune, elle est également un élément déstabilisateur et disruptif, favorisant les mauvaises conduites et la dislocation de l’esprit de corps.
Dès la mobilisation, des épisodes d’ivresse collective sont relevés à certains endroits, notamment dans les gares où les appelés, nous l’avons vu, reçoivent de la population des quantités plus ou moins importantes de vin. Dans ses Mémoires, Ephraïm Grenadou rapporte le cas de ces soldats qui boivent plus que de raison, chantent ou se battent dans les trains. En conséquence, de nombreux témoignages s’émeuvent dès 1914 de l’état d’ébriété de soldats, dans les garnisons à l’arrière, mais surtout dans la zone des armées.
Les archives militaires abondent dans ce sens et mettent en exergue les dérives dues à des consommations parfois massives. Si les minutiers ou les registres de jugements ne permettent de saisir qu’une part infime des conséquences de la consommation d’alcool dans les cas jugés par les conseils de guerre, l’étude approfondie des dossiers permet, au contraire, de mieux appréhender la réalité d’une implication massive (jusqu’à 50 % dans certaines juridictions militaires).
Si, au front, les cas de vols à des particuliers dans des maisons sont récurrents, ce sont surtout les actes d’incivilités, d’outrages envers un supérieur ou les bagarres qui peuplent les rapports de la justice militaire entre 1914 et 1918. Les camarades, le caporal ou le sergent, l’état-major au-delà, sont les principales cibles des soldats ivres qui n’hésitent pas à insulter ou à se battre, tel ce soldat du 91e RI condamné à trois mois de prison en 1916 pour avoir frappé ses camarades et menacé un sergent de son régiment après que ces derniers voulurent l’empêcher d’uriner dans le local occupé par la troupe. Parfois, ce sont les civils qui sont la cible de soldats ivres, seuls ou en groupe, comme ces trois soldats saouls qui, à Lunel en 1914, défoncent la porte d’un café qui venait de fermer et agressent le patron qui refusait de les servir.
Si la justice militaire est plutôt clémente envers l’« ivresse publique et manifeste » (généralement condamnée de quelques semaines de prison seulement), ces conduites sont cependant plus inquiétantes et sévèrement réprimées lorsqu’elles s’accompagnent de violences, verbales ou physiques. Tout d’abord car elles rompent l’idéal d’esprit de corps et de camaraderie, facteur fondamental de cohésion dans la quête d’une issue victorieuse à la guerre. Ensuite car elles donnent une image dégradée de l’armée, notamment auprès des populations civiles qui sont confrontées aux bagarres ou aux insultes dans la zone des armées ou dans les villes de garnison.
Enfin car ces dérives sont des facteurs de remise en question et de fragilisation de l’ordre militaire, notamment lors des cas d’insubordination individuelle, mais aussi lors des mutineries collectives où l’alcool joue le rôle de « facilitateur de libération de la parole » (André Loez). A cet égard, dans une dynamique collective nationale mue par l’Union sacrée dès les premières semaines de guerre, ces comportements sont, dans l’espace public et l’espace combattant, des menaces à la cohésion nécessaire à la victoire, sans compter les risques qu’elles font parfois peser sur toute une unité, à proximité des lignes ennemies.
Pour remédier à ces situations fâcheuses tant sur plan de la discipline militaire que dans une dimension de contrôle de son image, l’armée encadre sévèrement la consommation des boissons alcoolisées. Si l’absinthe est interdite à la vente dès août 1914, ce sont les apéritifs et les spiritueux qui sont ensuite bannis des estaminets et autres cafés en 1915, tandis que la consommation de vin est réglementée à partir de 1916.
Dans la zone des armées, les débits de boissons pourront être fermés si des excès y sont constatés et, surtout, les horaires de consommation de vin y sont très strictement réglementés (11 heures-13 heures ; 17 heures-20 heures), tout comme la limite en termes de quantité pouvant y être achetée par soldat. Enfin, à partir de 1917, les négociants en vins à proximité des cantonnements sont surveillés, leurs surstocks confisqués, et des dispositifs de prévention sont mis en œuvre pour lutter contre l’alcoolisme dans les troupes.
Les résultats de ces tentatives de contrôle de la consommation sont inégaux, en partie car les soldats trouvent de nombreux moyens de les contourner et car l’interdiction absolue de circulation des alcools forts et apéritifs a vraisemblablement renforcé un alcoolisme vinique déjà omniprésent et ultra-majoritaire dans les sources. Paradoxalement surtout, ces mesures sont prises dans un contexte d’augmentation des rations journalières, signe tangible que les autorités militaires sont contraintes d’accepter un compromis entre des mesures prophylactiques générales et des applications sur le terrain plus circonstanciées, nuancées et pragmatiques.