« Réinventer autre chose, sur les ruines de la forêt »

Sur le site Jef Klak on trouve un « Entretien fleuve avec des opposant⋅e⋅s au barrage de Sivens » dont voici quelques extraits présentant de manière claire le projet de barrage de Sivens et enfin la situation actuelle. Le reste de l’entretien, très long, traite notamment de tout le processus de lutte.

C’est un document important, car il témoigne du même processus qu’a eu lieu à Notre-Dame-des-Landes: on passe d’une lutte sur une base plus ou moins écologiste à « autre chose ».

Cette « autre chose » est définie dans l’interview par l’expression « réinventer autre chose, sur les ruines de la forêt », et consiste, on l’aura compris, entre une défense pacifiste et localiste de la petite production, dans une perspective à la fois anarchiste et – on doit bien le dire – pétainiste (la logique du « La terre, elle, ne ment pas; Elle demeure votre recours » etc.).

D’ailleurs, ces « pirates » des temps modernes dénoncent désormais le caractère « mafieux » du projet de barrage, en raison des liens entre les élus et les entreprises concernées. Sauf qu’il n’y a rien de « mafieux »: telle est la simple logique du capitalisme et de l’anthropocentrisme, de la destruction de la Nature…

Mais il semble bien que cette question ait été « jetée » aux oubliettes.

Est-il possible de nous faire un très bref historique du projet de barrage du Sivens ?

Dans le Tarn, entre Gaillac et Montauban, un ruisseau nommé Tescou traverse la forêt de Sivens et la zone humide du Testet. Une vallée tranquille où l’on venait se balader ou se ressourcer, chasser ou cueillir des champignons – des usages vernaculaires, non marchands et, dans un certain sens, vecteurs d’autonomie.

Bref, le profil type d’un bout de territoire « qui ne sert à rien » pour les élus et les technocrates ; dans leur tête, l’idée trotte depuis soixante ans de « valoriser » cette terre pour en faire quelque chose qui serve au développement économique. Les rapports se sont succédé au bal des projets inutiles : plan d’eau, centre de loisirs, déchetterie… Le type de chantiers qui demandent de ravager un territoire jusqu’ici préservé, le mettre au service d’autres portions de territoire déjà saccagées, que ce soit par l’agriculture intensive, l’urbanisation ou le tourisme…

En 2001, une enquête d’utilité publique est lancée sur le « confortement de la ressource en eau du Tescou », jetant les prémices d’un projet de barrage dans la vallée du Tescou. En 2009, une seconde enquête est censée remettre à jour les résultats de 2001, mais les données n’ont pratiquement pas été modifiées, alors qu’en neuf ans le débit du Tescou s’est transformé, les besoins en irrigation et en dilution des pollutions ont évolué, de même que le nombre d’agriculteurs ayant besoin d’irriguer.

Ensuite, le projet a reçu plusieurs avis défavorables de la part d’instances chargées du patrimoine et de l’environnement : le Conseil scientifique régional du patrimoine naturel (CSRPN) en 2012, le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) en avril et en septembre 2013.

À quoi correspond l’appellation « zone humide » ?

À une stratégie environnementaliste de « zonage du territoire » (assez comparable à celle des gestionnaires) pour essayer de préserver des niches écologiques face à la bétonisation généralisée.

Mais elle s’est montrée incapable d’enrayer un système qui détruit la nature. « Zone humide » renvoie à des endroits marécageux accueillant une faune et une flore particulièrement riches, mais cette catégorie ne vient pas du parler paysan lié aux usages vernaculaires du territoire : ici, on parle de « bouilles » et il s’agit de terre sans grande valeur économique (d’où le nom du collectif d’occupation « Tant qu’il y aura des bouilles »).

Les bouilles, c’est les mauvaises terres où pousse la « mauvaise herbe »… Le terme « zone humide » renvoie au contraire à l’idée de « conservatoire » chère à certains écologistes. Depuis que la forêt a été ravagée, certains voudraient en ce sens forcer l’État à replanter et restaurer la zone dans son état d’avant la déforestation – un état qu’ils s’imaginent sauvage ou vierge.

Quand on traverse la région, beaucoup de forêts et de bois semblent épargnés, et la retenue d’eau concerne une petite superficie… Pourquoi ce projet a-t-il été décidé ici ? Y a-t-il d’autres enjeux qui font que c’est spécifiquement cette portion de territoire qui est visée depuis 30 ans ?

C’est vrai que de là où nous parlons, dans la région de causses et de forêts un peu plus au nord de Sivens, on a l’impression d’être dans une région préservée. Mais autour de la forêt de Sivens, c’est les plaines du Tarn et du Tarn-et-Garonne, avec leur agriculture et leur arboriculture intensives, des tournesols et des champs de maïs à perte de vue…

Sivens est le début de cette zone de forêts et de collines qui remonte au Nord vers la Grésigne, puis s’étend vers l’Aveyron jusqu’au centre de la France. En terme géographique, géopolitique même, la signification pratique de ce barrage est que la « Beauce » du Tarn et du Tarn-et-Garonne étend son emprise sur un territoire qu’elle n’avait pas encore défiguré.

Il y a aussi cette histoire d’industrie laitière : l’un des arguments en faveur du barrage consistait à dire que l’eau du Tescou n’était pas utilisable par les agriculteurs parce qu’une industrie laitière Sodiaal y déverse ses déchets toxiques. Contrairement au discours ambiant qui s’émeut des catastrophes écologiques en cours, on préfère donc diluer les pollutions plutôt que les stopper…

L’agriculture industrielle est au cœur de cette lutte. Le conseil général martèle que la « retenue » servira à 70% pour l’irrigation et à 30% pour « soutenir l’étiage » du Tescou.

C’est-à-dire qu’on aurait besoin du barrage pour la maïsiculture (très forte consommatrice d’eau), mais aussi, cerise sur le gâteau, pour diluer les pollutions d’une coopérative laitière industrielle (Sodiaal, c’est tout de même la cinquième coopérative de lait mondiale) et d’une station d’épuration.

En effet, « soutenir l’étiage » du Tescou signifie faire en sorte qu’il y ait en été un niveau d’eau suffisant dans le Tescou, ruisseau qui a tendance à s’assécher, ce qui concentre les pollutions.

Qui est à l’origine de ce projet de barrage ?

L’initiative vient d’une compagnie d’économie mixte (public-privé), la CACG (Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne), et de l’Agence de l’Eau Adour-Garonne – c’est-à-dire les deux sociétés qui gèrent le potentiel hydraulique de tout le bassin de la Garonne autour de Toulouse, en aval et en amont. La CACG a construit beaucoup de barrages et de retenues, à des fins différentes : certaines ont été faites pour la centrale nucléaire de Golfech et d’autres pour l’agriculture.

Cette compagnie a 17 autres barrages dans les tiroirs pour les années à venir. Dans son conseil d’administration siègent beaucoup d’acteurs publics : André Cabot (vice-président du conseil général du Tarn et membre du conseil d’administration de l’Agence de l’eau Adour-Garonne), Christian Astruc (conseiller général du Tarn-et-Garonne), Jean-Louis Guilhaumon (vice-président de la région Midi-Pyrénées), Henri-Bernard Cartier (président de la Chambre régionale d’Agriculture de Midi-Pyrénées), Yannick Villeneuve (directeur du Centre d’affaires Gascogne Bigorre de la Caisse d’Épargne Midi-Pyrénées), Bernard Lalane (Caisse Régionale du Crédit Agricole Nord Midi-Pyrénées), etc.

Le projet est porté par les conseils généraux du Tarn et du Tarn-et-Garonne, avec l’appui de l’Union européenne. Un des détails que mettent en avant une partie des opposant⋅e⋅s, c’est que la CACG a mené à la fois l’étude d’utilité publique en 2001, et le chantier. C’est donc la même compagnie qui justifie le projet et qui le réalise, en plein conflit d’intérêts… (…)

Pour la suite de la lutte, justement, un rassemblement national est organisé le 25 octobre. N’est-ce pas trop tard, étant donné que la déforestation a déjà eu lieu et que la zone est déjà ravagée ?

Les travaux sont prévus jusqu’en juin 2015. La lutte prend de l’ampleur, les autorités paniquent et les surcoûts s’accumulent. Il y a aussi des échéances liées aux subventions de l’Union européenne. Si le département veut toucher le pactole de l’Europe, ils doivent achever les travaux avant le 21 juin 2015.

Or, selon les propres aveux du conseil régional, il est à présent devenu impossible de tenir ces délais – et les opposant⋅e⋅s sont déterminé⋅e⋅s à tout faire pour que cela devienne impossible, en inscrivant la lutte dans la durée

Dans une logique écologiste axée uniquement sur la préservation des zones humides, de la forêt et des espèces, la lutte n’a plus de raison d’être ou presque.

La forêt est rasée, la zone humide dévastée, avec des tractopelles et des bulldozers qui achèvent d’éliminer toutes les espèces qui n’ont pas été déportées par les naturalistes, dans des endroits où elles vont crever parce que ce n’est pas leur milieu naturel.

Bref, si le but de la lutte était de faire un conservatoire environnemental, nous avons perdu.

Le collectif Testet maintient malgré tout la lutte. Car il y a d’autres bonnes raisons de s’opposer au barrage, plus politiques : le rêve qu’il y ait toujours et partout des « bouilles », des espaces inexploités où aller rêver et expérimenter, la volonté de résister aux arrogantes élites locales, de s’opposer ici aussi aux politiques nationales d’aménagement du territoire, de bétonisation, d’industrialisation.

Mais maintenant, il va falloir réinventer autre chose, sur les ruines de la forêt. Par ailleurs, il faut bien se rappeler qu’il y a une ribambelle d’autres barrages en projet dans les années à venir : plus ce barrage-là sera cher, plus les autres seront durs à faire passer.