L’anarchisme, qui présuppose la liberté complète et absolue de chaque individu, est-il compatible avec un style de vie ayant des exigences formelles non négociables?
L’auteur de l’article suivant, paru sur Indymedia Grenoble, ne voit pas les choses ainsi et pense que dans le cadre d’une « contre-culture » on peut tenter de combiner, de paramétrer un cadre au-delà des différences et des divergences.
On est libre de penser que sans réelle matrice correcte aucun mouvement ne pourra réellement avancer sans se diluer… Et on est libre de constater que cela fait pratiquement quarante ans que la mouvance du type squatter est incapable d’affronter ce problème…
Quelques réflexions & interrogations sur l’alcool et la clope dans les « milieux libertaires » grenoblois
Il est minuit trente-quatre, je viens de rentrer chez moi après avoir été à un repas-concert à la BAF. Les réflexions que je souhaite partager dans ce texte ne datent pas de ce soir, mais sont des réflexions que j’ai depuis bien années, n’ayant jamais été un buveur d’alcool, ni un fumeur de quoi que ce soit, et pratiquant depuis pas mal de temps le véganisme.
Si je couche ces réflexions sur le papier ce soir, c’est que j’ai eu des discussions, durant la soirée, sur la consommation d’alcool et de tabac, puis sur le fait de cuisiner vegan dans les lieux marqués/identifiés/revendiqués… comme « libertaires ». Enfin, l’autre raison qui me pousse en cette heure très matinale à me lancer dans la rédaction de ces lignes, est le fait que la BAF était encore irrespirable ce soir, et que je rentre chez moi empuanti par la clope.
Au préalable, je tiens à dire que je ne souhaite inscrire ma pensée, du moins pour ce texte, dans aucune tendance libertaire en particulier, mais la faire partir uniquement de mon individualité.
Je m’interroge à plusieurs niveaux, et pour articuler mes réflexions et interrogations, j’évoquerai dans un premier temps plusieurs pratiques/positions politiques qui sont à l’œuvre dans les milieux libertaires grenoblois et les lieux concernés (c’est-à-dire, s’il faut les nommer : le 102, le Local autogéré, la BAF, Antigone, le 38 et les squats organisant des activités publiques : principalement, à ma connaissance, le Roxy Cooper et le Parpaing Paillette).
Déjà le fait, par exemple, qu’il paraît « normal » ou « logique », souhaitable ou préférable, ou disons simplement qu’il est admis (c’est le cas la plupart du temps et dans la plupart de ces lieux) que les repas soient vegan ; ou alors que le prix libre soit pratiqué.
Puis, évidemment, le fait qu’il est inconcevable que des comportements discriminants, oppressants, etc., soient tolérés dans ces lieux ; tout comme il est évident que les idées politiques « de base » du mouvement libertaire (encore une fois pour faire simple et ne pas alourdir le texte ; non pas que je nie les diverses tendances, etc.), à savoir l’anti-capitalisme, l’anti-autoritarisme, l’anti-sexisme – et bien d’autres anti-…isme qu’il te siéra de faire apparaître dans ce texte – sont défendus plus ou moins fortement dans les lieux grenoblois cités plus haut.
Après avoir énoncé synthétiquement et plutôt schématiquement (pour faciliter le déroulement du texte) quelques éléments qui étaient « admis » et « inconcevable » dans les lieux auxquels mes propos s’intéressent ici : comment se fait-il alors que l’alcool et la clope soient si admis dans ces lieux, que leur banale présence ne soit pas inconcevable ?
D’autant que les boissons alcoolisées sont très souvent à prix fixe ! Aussi, les marques d’alcool vendues (la bière principalement) sont des multinationales ultra-capitalistes, industrielles et pour certaines non vegan.
Autant de points qui sont alors en désaccords et donc incohérents avec les idées libertaires portées dans ces lieux. Notons que si les boissons alcoolisées étaient vendues à prix libre et venaient de producteurs/vendeurs indépendants (donc certainement plus « éthique »), cela ne changerait rien aux autres aspects pouvant être engendrés par leurs consommations : dans les rapports interindividuels ; dans les rapports à l’argent (financement des lieux, des activités, des bénéfices de soutien) ; au niveau de l’impact sur la santé ; etc.
Comment se fait-il alors que ces lieux et donc les personnes les faisant vivre choisissent d’y vendre de l’alcool – déjà omniprésent dans la grande majorités des lieux publics non concernés par ce texte – et donc de rendre possible certains effets néfastes liés à sa consommation ?
Pour ce qui est du tabac, s’il n’est pas vendu dans les lieux qui m’intéressent ici, sa production émane bien du capitalisme industriel, du néo-colonialisme et donc de rapports de domination, d’exploitation, etc.
Toutefois on peut dire – à la limite – que les choix de fumer et de boire de l’alcool relèvent de choix individuels – même si le fait de les cautionner en les achetant (et même en les volant, car il faut bien qu’ils soient produits et mis en vente pour pouvoir les voler !) tend à faire perdurer leur accessibilité, leur vente (sans pour autant s’illusionner sur le pouvoir du boycott !..). Le fait est qu’il reste toujours les autres aspects précités. Et notamment, l’un des plus prégnant je pense, celui qui concerne les rapports interindividuels.
Grenoble est une ville au fort ancrage féministe ; cette « spécificité » grenobloise fait qu’une certaine vigilance, une attention et une volonté de contrecarrer autant que possible les comportements sexistes, misogynes, machistes, homophobes, transphobes, etc., est plus ou moins à l’œuvre dans ces lieux.
C’est donc une considération des individu.e.s dans leur individualité, leur particularité, leur singularité ; cela bien entendu à l’égard des personnes pouvant être visées par les comportements cités précédemment, mais aussi, donc, à l’égard des personnes qui ont ces comportements discriminants, dominants, etc.
Tout ça pour en venir à cette question, et donc au noyau de ce texte : pourquoi ne pas avoir une attention et de la considération pour les personnes qui ne fument pas et/ou ne boivent pas ?
La question du consentement me paraît être intéressante en ce qui concerne le choix de tolérer l’alcool et le tabac dans les lieux concernés par ce texte.
Les comportements problématiques que peuvent engendrer l’alcool ont souvent tendances à renforcer par exemple les comportements machistes, sexistes… anti-féministes et masculinistes, en deux mots ; ainsi que tout comportement gênant.
Pour le tabac, le principe de consentement entre en jeu dans le cas du tabagisme passif, des nuisances sanitaires/sensitives (respiration, olfaction, vision… et agacement lié à cela) que « subissent » les personnes qui ne fument pas.
Autant d’éléments qui peuvent devenir des causes pour ne pas participer, ou simplement ne pas se rendre, à une activité ; ou si c’est le cas, d’être contraint de partir dès que les gênes ne deviennent plus supportables. Il me semblerait alors plus conséquent que les considérations concernant les comportements individuels et la question du consentement englobent aussi les questions de l’alcool et du tabac.
Revenons aux repas vegan, afin de préciser et de soulever un point. C’est souvent, pour ne pas dire plus, que la nourriture est vegan dans les milieux libertaires ; pourtant, en parlant avec les personnes qui la cuisinent – et j’avais déjà constaté ça dans d’autres villes – j’ai pu apprendre qu’elles n’étaient pas forcément vegan. Ainsi, j’ai pu entendre certaines personnes, à Grenoble, dire que pour elles, préparer des repas vegan « permet à tout le monde de manger ».
On peut voir à nouveau de la considération envers celles et ceux qui « sont » vegan, et donc imaginer le cheminement de pensées qu’il y a derrière : le véganisme s’oppose à l’exploitation animale sous toutes ses formes, de ce fait, politiquement et éthiquement, cuisiner vegan constitue bien une démarche inclusive et cohérente avec les idées libertaires.
Or, si l’on suit ce cheminement d’idées, pourquoi – une fois de plus – ne pas refuser de vendre de l’alcool et que les personnes fument à l’intérieur ? Parce que ce n’est pas à la mode ? Parce que ce n’est pas « comme-ça-que-ça-se-fait » ? Ou y a t-il derrière tout ça une histoire de priorisation des luttes qui ne dit pas son nom ?
Dans tous les cas, il me semble bien que cela serait justifié politiquement, au niveau anti-capitaliste, anti-colonialiste, etc., et permettrait d’éviter les comportements anti‑féministes/masculinistes et les situations gênantes que l’alcool peut engendrer !?
Ces questions et ces réflexions en amènent inévitablement d’autres. Ainsi, j’ai conscience qu’il est difficile, délicat et complexe de parler de l’alcool et du tabac avec un ton « juste », qui ne soit pas moralisateur, de donneur de leçons, culpabilisant…
Sachant aussi qu’il existe des critiques sur ces questions, d’un point de vue religieux, ou alors s’inscrivant dans d’autres pensées politiques que la pensée libertaire ; donc apportant des arguments pouvant être différents, ou du moins avec une autre résonance, d’autres sous-entendus, et étant moins radicaux, etc.
J’ai tout aussi conscience que l’alcool et/ou le tabac (dans des mesures différentes) peuvent faciliter les relations interindividuelles de certaines personnes ; ou que cela peut même aider à vivre dans ce monde – violent, brutal, démocratiquement liberticide ou totalitaire.
Je n’ai pas abordé les autres produits – qu’ils soient ou non nommés/identifiés comme étant des drogues – pouvant poser les mêmes problématiques, puis d’autres, que l’alcool et le tabac. Je n’avais aucune prétention à l’exhaustivité, et il est possible d’étendre aux autres produits « intoxicants » certaines réflexions de ce texte. Libre à qui voudra de le compléter, d’en étendre l’objet et la portée.
Pour ne pas conclure, car cela ne peut pas m’incomber et se déploie sur le (très) long terme, il me paraît vraiment nécessaire que les milieux libertaires grenoblois (et d’ailleurs, bien sûr) considère bien davantage ces questionnements et réflexions – que d’autres ont eus avant moi – afin qu’il soit encore plus en rupture avec le monde et son organisation.
Le 31 décembre 2015,
un buveur d’eau (polluée).