Dominique Lestel, le « carnivore éthique »

« On tue l’animal de façon massive et obscène » : tel est le titre d’une tribune parue dans Libération, que nous reproduisons ici. A lire le titre, on se dit forcément que c’est une critique de la situation vécue par les animaux, d’un point de vue allant en leur faveur.

En réalité, la tribune vient d’un philosophe qui, au sujet de quelqu’un refusant de tuer des animaux au nom de la morale, dit:

« je sens en lui une certaine perversité qui excite mon instinct de prédateur ».

Car, pour Dominique Lestel, la prédation est la dynamique qui fait avancer. C’est du social-darwinisme, ni plus ni moins, qui fait de la « volonté de puissance » de Nietzsche le moteur de l’évolution.

On comprend ainsi le titre de son ouvrage, paru en 2011 chez Fayard, « Apologie du carnivore », dans une tentative de théorisation du « carnivore éthique » en « révolte contre le monde moderne ».

Voici la tribune où il dit, pour résumer, que L214 a raison et qu’il faut par conséquent… en revenir au chasseur traditionnel comme modèle. Il ne faudrait pas croire pour autant qu’on là affaire à un chasseur au fond de sa campagne : Dominique Lestel est maître de conférences au département de philosophie de l’École normale supérieure et membre d’une équipe de recherche en éco-anthropologie et ethnologie du Muséum national d’histoire naturelle.

Celle qui se prend pour une « élite » sait défendre le terroir, le culte du retour en arrière, des valeurs « traditionnelles »!

TRIBUNE
On tue l’animal de façon massive et obscène
Par Dominique Lestel, Enseignant de philosophie à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm — 3 avril 2016

Végétariens et carnivores éthiques doivent s’allier pour repenser notre rapport pathologique à l’animal. Notre culture est sortie de la prédation pour entrer dans l’extermination et le zoocide.

L’association L214 vient encore de mettre en évidence la pratique de traitements cruels dans un abattoir français. Cette histoire présente plusieurs éléments qui méritent d’être discutés et qui prennent tout leur sens si on les restitue dans le contexte plus large d’un rapport pathologique de notre culture à l’animal.

Le premier, c’est qu’on peut d’abord remarquer que personne ne dit plus que c’est un mal nécessaire mais, au contraire, un problème qui doit être rectifié au plus vite. On doit, certes, évoquer une certaine tartufferie dans ces réactions, mais l’explication en termes de mauvaise foi est insuffisante. De ce point de vue, il faut reconnaître et saluer le travail d’associations végétariennes comme L214, qui font vraiment avancer les choses.

Un deuxième élément, qui mérite d’être discuté dans le scandale de l’abattoir intercommunal de Soule, c’est celui des indications de «Label rouge» et «bio» qui lui sont accolées. On savait déjà que de tels labels sont à prendre avec des pincettes, mais ce qui vient d’être observé remet sérieusement en cause la confiance qu’on peut avoir en eux. En fin de compte, un «carnivore éthique» doit se demander dans quelle mesure il est encore possible de manger de la viande qu’il n’a pas «tracée» lui-même.

L’exigence éthique requise ne se trouve plus seulement dans le choix de la viande, mais aussi dans la nécessité d’en reconstituer le parcours par soi-même ou par le biais d’associations militantes. Vouloir tuer soi-même ce qu’on mange est par contre définitivement d’un autre âge, il faut oublier l’utopie d’un tel archaïsme si on n’est pas richissime.

Un troisième élément intéressant est celui du rôle du ministère de l’Agriculture. Le ministre s’est bien sûr empressé, lui aussi, de dire qu’il était choqué, de diligenter une inspection de l’ensemble des abattoirs et de donner un statut de lanceur d’alerte à au moins un salarié de tous les abattoirs. C’est beaucoup mieux que de seulement exprimer son indignation, mais ce n’est quand même pas grand-chose.

Surtout venant d’un ministère qui a récemment autorisé l’ouverture de superfermes industrielles en France, et qui est plutôt ambivalent sur le sujet. Laisser réguler un phénomène par celui qui le développe n’est pas nécessairement le plus efficace – en termes d’éthique – et la situation dramatique des agriculteurs en France montre d’ailleurs que c’est tout aussi catastrophique en termes économiques.

D’où la nécessité de mettre en place d’autres façons de réguler les abattoirs, en autorisant et en subventionnant des associations, qui cogéreraient les données obtenues par des installations vidéo permanentes. C’est sans doute le seul moyen d’améliorer sensiblement le problème, mais le veut-on vraiment ? Sur ce point précis, une alliance entre végétariens éthiques et carnivores éthiques serait essentielle pour faire bouger les choses.

Des petites victoires sont souvent plus importantes que le rêve d’une victoire finale et, contrairement à ce que dit L214, je ne pense pas que ne plus manger de viande du tout reste la seule option souhaitable et possible.

Plus généralement, il faut penser sérieusement le statut de la violence faite à l’animal dans nos sociétés et replacer le problème des abattoirs dans un contexte plus large, celui de la violence exercée contre le vivant, qui est au cœur même de notre culture contemporaine. Le problème récurrent des abattoirs n’est qu’un exemple parmi d’autres d’un rapport profondément pathologique aux animaux qui s’exprime de multiples façons.

Il faudrait évoquer la pêche industrielle, qui rejette en mer des millions de poissons pêchés parce qu’ils ne sont pas conformes à ce qu’on attend d’un point de vue commercial et qui choisit de tout pêcher pour ne faire un tri qu’a posteriori.

Il faudrait parler de tous ces animaux qui sont tués par «effets collatéraux» de nos actions les plus quotidiennes (parce qu’on empoisonne ou détruit leurs écosystèmes et ceux de leurs proies, parce qu’on les heurte en roulant en voiture, parce qu’on les étouffe avec des sacs en plastique qui sont jetés en mer). Il faudrait aborder la question de ces animaux qu’on garde captifs dans des conditions déplorables dans des laboratoires scientifiques et auxquels on fait subir des traitements inacceptables dans un certain nombre de cas, etc.

Globalement, et sans vouloir trop l’idéaliser, le chasseur traditionnel tuait pour se nourrir en suivant des règles strictes. Notre culture contemporaine tue l’animal de façon massive, indifférenciée et obscène. Elle tue l’animal pour le profit, pour rien et par négligence. On est sortis de la prédation pour entrer dans l’extermination, le zoocide et la barbarie interspécifique. Est-ce vraiment ça que voulaient les penseurs progressistes des Lumières ?

On a parlé des intérêts des animaux, de leur capacité à souffrir, etc. Tous ces arguments sont recevables, même si certains sont plus forts que d’autres.

Il y en a néanmoins un qu’on oublie souvent. Tolérer de tels agissements me souille en tant qu’être humain. Toutes ces activités pathologiques de certains humains contre les animaux dévaluent énormément la valeur de qui je suis, en tant qu’être humain. La violence de l’humain contre l’animal à une telle échelle détruit ce que signifie être humain autant qu’elle tue l’animal. On le savait déjà, bien sûr, mais on a trop tendance à toujours l’oublier.