La Cour des comptes sur les politiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool

Qu’est-ce qu’une « consommation nocive d’alcool » ? Nous ne le savons pas précisément de notre côté, car selon nous l’alcool est nocif en général.

Du côté de la Cour des comptes, c’est la question des comptes qui détermine la nocivité. Et dans le rapport qui vient d’être publié, le bilan comptable apparaît comme trop négatif pour ne pas le dire.

Par conséquent, la Cour des comptes publie un document à charge, accusant l’Etat d’avoir littéralement abandonné le terrain. On lit entre autres :

La Cour des comptes rend public, le 13 juin 2016, un rapport sur les politiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool. La consommation d’alcool est un sujet sensible en France, car l’alcool est associé aux évènements festifs, aux modes de vie et à la culture.

Cet héritage social et culturel, renforcé par des enjeux économiques, induit une tolérance générale vis-à-vis de la consommation d’alcool qui explique, pour une large part, la difficulté à définir et à mettre en œuvre dans la durée une politique intégrée de santé et de sécurité.

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L’alcool causerait chaque année, selon la dernière étude épidémiologique publiée en 2013, 49 000 décès, la part des décès attribuables à l’alcool étant de 22 % pour les 15-34 ans et de 18 % pour les 35-64 ans.

En dépit d’une baisse régulière depuis les années 1960, la consommation moyenne d’alcool en France, qui a atteint près de 12 litres d’alcool pur par an et par habitant en 2014 selon l’Office français des drogues et toxicomanies, demeure près de 30 % supérieure à la moyenne européenne.

Des conduites à risque persistent parmi les 3,4 millions de buveurs réguliers excessifs et chez les femmes enceintes, les jeunes et les personnes en situation de précarité.

Trois pathologies (cirrhoses alcooliques, cancers des voies aérodigestives, maladies mentales liées à l’alcool) sont les principales causes de mortalité liées à une consommation excessive.

Le syndrome d’alcoolisation fœtale affecte 8 000 nouveau-nés par an.

Les consommations nocives d’alcool sont aussi responsables, chaque année, de 25 à 30 % des accidents mortels et de 50 % des délits sur les routes, de 30 % des morts violentes au sein des couples, de 70 000 ivresses publiques manifestes avec conduite en salle de dégrisement et de nombreuses incivilités et actes délictuels, voire criminels.

Le poids économique du secteur des boissons alcoolisées (22 Md€ de chiffre d’affaires, 555 000 emplois directs et indirects) est particulièrement notable en France, en raison en particulier de ses performances à l’exportation.

Le bilan économique global des consommations nocives n’est pas posé de manière sereine et leur coût sanitaire et social, pourtant très élevé, notamment en termes d’années de vie perdues et de qualité de vie, ne fait l’objet d’aucun chiffrage incontestable. La mesure de la modération en matière de consommation d’alcool ne fait pas non plus consensus.

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En n’agissant qu’imparfaitement sur les différents leviers disponible, l’État ne s’est pas donné les moyens d’infléchir les comportements à risque.

La réglementation de la distribution n’est plus adaptée à l’évolution des habitudes de consommation et au développement de la vente à emporter. Celle-ci représente 60 % des ventes mais moins de 17 % des contrôles, rendant le produit très accessible, notamment aux mineurs, malgré l’interdiction de vente qui leur est applicable.

L’encadrement de la publicité des boissons alcooliques, mis en place par la loi Évin du 10 janvier 1991 et cité en exemple dans le monde, a connu des assouplissements successifs, en dernier lieu pour la défense des terroirs et de l’œnotourisme dans la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 2016, et la publicité numérique reste sans contrôle.

L’encadrement des groupes de pression demeure peu contraignant. La fiscalité, fortement encadrée par les directives européennes, paraît peu inspirée par des objectifs de santé publique.

Les recettes qu’elle génère sous forme de TVA, de droits de consommations (accises) et de cotisations sociales – 6,6 Md€ affectés pour près de la moitié à la protection sociale des agriculteurs – sont sans rapport avec les coûts que les consommations nocives entraînent pour la collectivité.

Les taux des différentes accises ne sont pas strictement proportionnels à la teneur en alcool, sauf exception pour les alcools forts et les « premix ». Le vin représente ainsi 58 % de la consommation, 71 % du chiffre d’affaires hors exportation et seulement 3,6 % des droits d’accise.

Le dépistage de l’alcool au volant régresse, du fait des contraintes pesant sur les forces de sécurité et de la lourdeur de la procédure (utilisation d’un éthylotest, puis d’un éthylomètre, voire prise de sang). Les sanctions restent peu dissuasives (amendes) ou difficiles à mettre en œuvre (suspension de permis).

La police de l’ivresse publique s’avère coûteuse en personnel et aucune mesure d’accompagnement n’est prévue pour orienter la personne dégrisée vers une démarche de soins.

Les actions d’éducation à la santé en milieu scolaire, universitaire ou professionnel et de prévention en matière de sécurité routière sont faiblement évaluées.

La prise en charge des patients présentant des consommations excessives et des pathologies liées à l’alcool pâtit de la faible implication de la médecine générale.

Selon un sondage commandé par la Cour, deux tiers des médecins généralistes ne connaissent pas le dispositif de repérage précoce issu des bonnes pratiques et 2 % seulement le pratiquent de manière formalisée. Si la prise en charge hospitalière est désormais bien structurée, les prises en charge spécialisées sont trop dispersées dans le secteur médico-social et associatif.

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À la différence d’autres pays (Norvège, Suède, Royaume-Uni, Italie) qui ont mis en place des outils de suivi des données relatives aux consommations nocives, la France sous-estime largement ses coûts sanitaires, n’isole pas ses coûts de prévention et ne mesure pas de manière incontestable ses coûts économiques et sociaux.

L’enseignement et la recherche dans le domaine de l’alcool ne constituent pas de véritables priorités. L’enseignement en addictologie reste portion congrue (17 universités sur 33 sont dotées d’un enseignement universitaire et d’un niveau trois en addictologie).

La recherche est limitée, aussi bien dans le domaine de la recherche médicale que dans celui de la santé publique, notamment par comparaison aux travaux menés à l’étranger.

La coordination entre les acteurs publics est inaboutie. Le pilotage interministériel est encore flou et la gouvernance partagée au niveau local entre le préfet et l’agence régionale de santé, conjuguée à la non-concordance des niveaux de décision et à l’intervention des collectivités locales, est source d’incohérences.

À cette complexité s’ajoute le fait que les financements des actions locales sont fortement contraints et insuffisamment ciblés.

Une politique unifiée de lutte contre les consommations nocives doit avoir pour but d’infléchir les comportements des consommateurs à risque, qui doivent être responsabilisés dans leur rapport individuel à l’alcool, tout en sensibilisant l’ensemble de la population aux risques des consommations nocives et à l’accompagnement nécessaire des consommateurs à risque.

C’est un constat brutal, sur lequel nous reviendrons. C’est une preuve de plus que l’Etat a abandonné toute sa logique « républicaine » pour n’être plus qu’un accompagnateur d’une société à la dérive en raison des batailles commerciales, de la course au profit.

Car la Cour des comptes est très hypocrite dans sa position : l’Etat tend de plus en plus à vouloir légaliser le cannabis, et on peut se demander dans quelle mesure cette exigence de « gestion » du rapport à l’alcool n’a pas comme objectif de légitimer la gestion du cannabis…