« Nous suivons le pur instinct de la nature »

Le véganisme ne doit pas être le point d’arrivée, mais le point de départ ; la misanthropie n’a aucun sens et ne fait qu’utiliser les animaux pour développer un discours pessimiste et fataliste, une protestation vaine et symbolique.

Il faut au contraire partir du fait que l’humanité est bonne, qu’il faut donc l’aider à bien s’orienter. Voici justement un extrait du grand classique de Diderot, le Supplément au voyage de Bougainville.

Les méfaits des valeurs erronées de la civilisation sont dénoncés par Diderot à travers la bouche d’un vieux Tahitien…

Il s’agit de vivre suivant la Nature, de ne pas courir derrière des absurdités ; le Tahitien rejette ceux qui veulent le corrompre lui et les siens : « Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques »…

« Au départ deBougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, etpleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et dit :

« Pleurez, malheureux Taïtiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, etnon du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous lesconnaîtrez mieux.

Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyezattaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté decelui-là, dans l’autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu’eux.

Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne laverrai point.

Taïtiens ! mes amis ! vous auriez un moyen d’échapper à un funeste avenir ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous en donner leconseil. Qu’ils s’éloignent, et qu’ils vivent. »

Puis s’adressant à Bougainville, il ajouta : « Et toi, chef des brigands quit’obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommesinnocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur.

Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d’effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien.

Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles desfureurs inconnues.

Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgéspour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommeslibres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage.

Tu n’es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire desesclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-Là, dis-nous àtous, comme tu me l’as dit à moi, ce qu’ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous.

Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis lepied ? Si un Taïtien débarquait un jour sur vos côtes, et qu’il gravât sur une devos pierres ou sur l’écorce d’un de vos arbres : Ce pays appartient auxhabitants de Taïti, qu’en penserais-tu ?

Tu es le plus fort ! Et qu’est-ce que cela fait ? Lorsqu’on t’a enlevé une des méprisables bagatelles dont tonbâtiment est rempli, tu t’es récrié, tu t’es vengé ; et dans le même instant tu asprojeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée !

Tu n’es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l’être, et tu veux nous asservir ! Tu croisdonc que le Taïtien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ?

Celui dont tuveux t’emparer comme de la brute, le Taïtien est ton frère. Vous êtes deuxenfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ?

Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé tonvaisseau ? t’avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t’avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi.

Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.

Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il, à ton avis ?

Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires.

Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières, la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos.

Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraîches et belles.

Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul ; je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d’une heure.

Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre, et j’ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur à cette île ! malheur aux Taïtiens présents, et à tous les Taïtiens à venir, du jour où tu nous as visités !

Nous ne connaissions qu’une maladie, celle à laquelle l’homme, l’animal et la plante ont été condamnés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une autre ; tu as infecté notre sang. »