Les trois récentes grandes vagues de crise des opioïdes aux États-Unis

Google vient d’annoncer en cette mi septembre 2019 la mise en place d’un site spécial, recovertogether.withgoogle.com, destiné aux… 21 millions d’Américains dépendants aux opioïdes. Avec deux cartes en lignes : les adresses de 83 000 centres pour sortir de l’addication et… les adresses où trouver de la Naloxone, l’antidote en cas d’overdose !

C’est dire l’ampleur de la catastrophe, alors que l’entreprise Purdue Pharma vient justement d’établir une entente provisoire bloquant le procès devant se tenir dans un mois. Pas de hasard dans tout cela : c’est que la crise des opioïdes a atteint aux États-Unis une telle ampleur qu’elle connaît désormais une reconnaissance publique.

L’origine de tout cela, on la connaît. Car évidemment, dans une société célébrant les egos et l’individualisme, il est inévitable que les drogues s’immiscent dans la vie quotidienne. Ce n’est pas seulement une question de relativisme libéral, c’est aussi et même surtout une question de valeurs. Un ego, ça se soigne, ça se cultive, ça se célèbre jusqu’à une volonté de transcendance.

D’où la fascination pour l’ivresse, les sensations très fortes, tout ce qui apporte des illusions, de la virtualité, etc. C’est la fuite dans les paradis artificiels.

Dans une société comme la nôtre, où il y a encore des acquis sociaux, une telle démarche de fuite existe de manière très importante, mais elle est confrontée à nombre d’obstacles. Aux États-Unis, il n’y a pas de tels obstacles et cela a produit trois grandes vagues populaires de consommation massive d’opioïdes.

Les vagues de crise des opioïdes aux États-Unis avec le nombre de morts
pour 100 000 personnes.
En orange on a l’héroïne, en mauve les principaux opioïdes prescrits
par les médecins, en noir les opioïdes les plus puissants, légaux comme illégaux.

Par opioïdes, il faut comprendre des psychotropes comme la morphine, l’héroïne, la codéine, le fentanyl. Ils sont à la fois hautement puissants et hautement addictifs. On peut les utiliser comme drogues, tout comme on les utilise plus communément comme anti-douleurs. Ils sont à ce titre utiles en ce sens.

Cependant, aux États-Unis, de tels anti-douleurs ont commencé à être prescrits de manière massive au cours des années 1990. Cela a une telle ampleur, que désormais aux États-Unis, toutes les onze minutes une personne meurt d’une overdose d’opioïdes.

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L’opioïde considéré comme étant le démarreur de tout le processus est l’OxyContin, une version commerciale de l’oxycodone, diffusé par l’entreprise Purdue Pharma. Elle a été commercialisée comme une sorte de potion magique, non plus simplement pour les personnes ayant le cancer et souffrant de manière très importante, mais pour tout le monde, comme pour des blessures dues au sport, l’arthrite, le mal de dos, etc.

Les médecins ont été corrompus à coups de séminaire par exemple dans la prestigieuse station balnéaire de Boca Raton en Floride, il y a plein d’objets de promotion distribués, etc. Le site STAT, qui présente ces « cadeaux », raconte que le pare-soleil contenait deux textes : au recto on lisait « l’oxycodone durant le plus longtemps ayant jamais existé », avec en petit « attention, peut provoquer l’addiction », et au dos, en rouge… « AI BESOIN D’AIDE S’IL VOUS PLAÎT APPELEZ LA POLICE ».

En cinq ans, le médicament « magique » rapportait déjà un milliard de dollars par an. Jusqu’en 2016, il ramènera 31 milliards de dollars.

Une sorte de funeste blague est ici que le responsable de la Food and Drug Administration (FDA) ayant autorisé la mise sur le marché s’est retrouvé deux ans plus tard cadre de Purdue Pharma ! Une belle preuve de corruption, poudre aux yeux y comprise. Car le gouvernement fédéral des États-Unis a infligé à l’entreprise 635 millions de dollars d’amendes pour publicité mensongère, en 2007.

Une somme totalement négligeable par rapport aux gains, qui n’a en rien empêché la famille Sackler de devenir richissime. Mortimer Sackler, l’un des deux frères ayant fondé Purdue Pharma, s’est même empressé d’abandonner la nationalité américaine pour payer moins d’impôts.

La famille a d’ailleurs été entre autres une mécène du Louvre. Son nom était inscrit pour douze salles de l’aile des antiquités orientales du Louvre depuis 1997, avant d’être enlevé cet été en raison d’une protestation qui vient d’être mené par le groupe PAIN, qui vise tous les mécénats artistiques faits par la famille Sackler.

Cependant, il s’agit de simples entrepreneurs : le père des deux frères fondateurs était un simple épicier. Si ce n’était pas eux, cela aurait été un autre, car le véritable problème est la manière de concevoir la santé dan un système fondé sur la compétition.

Les assurances privées américaines ne veulent pas payer sur le long terme et les gens veulent être rapidement efficaces, pour continuer à « fonctionner ». C’est la fuite en avant et l’opioïde qu’a été l’OxyContin a répondu à une véritable demande.

Le résultat, c’est qu’entre 1991 et 2011, les prescriptions d’antidouleurs sont passés de 76 millions par an, à 219 millions par an. En 2016, on était passé à 289 millions de prescriptions par an.

Une évolution des prescriptions de l’hydrocodone et de l’Oxycodone.
Les données cessent ici au moment de l’arrivée de la Fentanyl,
qui est elle non plus semi-synthétique, mais synthétique.

Le nombre de morts est tel – 130 par jour, en comptant l’héroïne qui est à l’origine d’un tiers des morts – que pour la première fois depuis les années 1950, l’espérance de vie aux États-Unis est de nouveau en baisse. Les victimes ne sont évidemment pas les couches supérieures de la société. Ce sont, si l’on veut, les électeurs de Donald Trump : blancs, pauvres, vivant en périphérie plutôt rurale.

Les états de la Virginie occidentale de l’Ohio sont les plus touchés. La Virginie occidentale est l’un des états les plus pauvres – Donald Trump a obtenu 68,5% des voix en 2016, son meilleur score. Il a également gagné dans l’Ohio, avec 51,69%, alors que les démocrates avaient gagné les deux précédentes présidentielles. Google y a ouvert cet été un centre de traitement des personnes dépendantes aux opioïdes.

Pour 2012, la carte du nombre de prescriptions pour 100 personnes.
On remarquera que dans tous les cas, le chiffre dépasse 50% !

Les populations amérindiennes sont également touchées, entre 1999 et 2015 le nombre d’overdoses a été multiplié par cinq. Les populations afro-américaines échappent par contre à cette tendance, en raison de leur marginalisation sociale.

Car la crise des opioïdes n’est pas une crise des marges de la société, elle se développe en son cœur même.

L’État américain a d’ailleurs essayé de mettre un frein. Comme on le sait, on ne peut pas freiner un phénomène ancré dans la société, on peut le renverser, le dépasser, mais pas le mettre de côté. Il s’est donc passé une chose simple : en rendant les prescriptions plus difficiles, il y a une vague de passage à l’héroïne.

Toute la question de la drogue mexicaine vient de là. Plus de 90 % de l’héroïne aux États-Unis vient du Mexique ; entre 2005 et 2018, la production mexicaine d’héroïne a été multipliée par 10.

Chiffres du nombre d’hectares de production d’héroïne au Mexique,
et de la production pure estimée, en tonnes.

La troisième crise a quant à elle commencé en 2013, avec l’arrivée sur le marché d’un nouveau produit, le Fentanyl, qui est 100 fois plus fort que la morphine, 40 à 50 fois plus fort que l’héroïne. En 2016, il y avait aux États-Unis déjà 20 100 morts par overdose de Fentanyl, parmi lesquels le chanteur Prince.

Il faut dire, des pharmaciens et des médecins géraient des «pill mills», des endroits où recevoir des prescriptions adéquatement placés près des grands axes, ce qui en a fait de véritables supermarchés légaux pour opioïdes. 200 personnes par semaine, pour 250 000 dollars de bénéfices par mois…

Il faut bien comprendre que l’ouverture légale aux opioïdes a engendré toute une mafia et cela au coeur même de la société. Avec un appel d’air sur le plan des profits : un kilo d’héroïne coûte 6-7000 dollars à fabriquer, un kilo de fentanyl 5000 dollars. Le premier rapportera 80 000 dollars, le second peut tellement être dilué qu’il en ramènera 1,5 million de dollar.

C’est un énorme problème d’ailleurs pour les policiers et les premiers secours. Rien qu’en contact avec la peau peut provoquer un coma ! Aussi, désormais, la naloxone, connue sous le nom commercial de narcan aux Etats-Unis et servant d’antidote, fait partie de leur matériel !

Donald Trump a justement imposer un état d’urgence sanitaire en octobre 2017, afin de débloquer six milliards de dollars pour que la naloxone, qui fonctionne comme injonction nasale, soit plus aisément disponible dans le pays.

Tout cela est donc désormais connu de par l’opinion publique, dans ses grandes lignes. Des sentences tombent : cette année, l’entreprise Johnson & Johnson a fait un accord pour payer 572 millions de Dollars. Mais c’est trop tard. Les estimations les plus pessimistes craignent 500 000 morts dans les dix prochaines années comme conséquence de la crise des opioïdes.

Et, déjà, entre 1999 et 2017, 400 000 personnes sont décédées en raison d’une overdose d’opioïdes.

Il faut ici préciser qu’il est parfois considéré que les estimations officielles du nombre de morts par overdose d’opioïdes sont sous-évaluées et qu’il faudrait augmenter leurs chiffres de 30% !

Les coûts pour la société, en plus des pertes humaines, sont énormes. Il est déjà estimé par l’État américain lui-même que toute cette crise coûte 500 milliards de dollars par an à la société.

C’est toute une société en faillite économique, culturelle, humaine. La machine à vendre du rêve tourne à fond, mais l’envers du décor est terrifiant.

Et il va le rester. Purdue Pharma, au centre de la tourmente, vient tout juste de passer un accord provisoire : elle va proposer de payer 12 milliards de dollars, dont 3 par la famille Sackler, en devenant parallèlement un «public beneficiary trust », une entreprise dont les bénéfices serviront pour payer.

C’est un beau coup de jarnac : le capitalisme vend des horreurs à des gens voulant fuir le réel, les profits s’accumulent, la société et l’État réparent ensuite ce qui peut l’être, et on recommence.

C’est la conséquence inévitable d’un mode de vie anti-naturel, célébrant les egos et faisant de l’intoxication un style en soi. Une société rejetant les valeurs vegan straight edge au quotidien ne peut que s’enfoncer dans une crise de civilisation.

Aux Etats-Unis, la conscience de la gravité de la situation est là et Donald Trump a été obligé d’être très lyrique :

« Nous causerons une défaite à cette crise, nous protégerons nos merveilleux enfants, et nous leur assurerons un avenir meilleur, plus fort et plus grand que tout ce qui a existé auparavant. »

Mais il est lui-même une partie du problème. Et cet exemple américain n’est qu’un reflet extrême de ce qui se passe en France, dans de moindres grandes proportions, mais dans la même tendance et à terme la même ampleur.

C’est l’agonie existentielle d’un monde sans empathie, sans compassion, fondé sur les egos.