Dans « La bonne chanson », Verlaine aligne des poèmes, dont le suivant où on peut voir l’allusion à une « fée » :
En robe grise et verte avec des ruches,
Un jour de juin que j’étais soucieux,
Elle apparût souriante à mes yeux
Qui l’admiraient sans redouter d’embûches ;Elle alla, vint, revint, s’assit, parla,
Légère et grave, ironique, attendrie :
Et je sentais en mon âme assombrie,
Comme un joyeux reflet de tout cela ;Sa voix, étant de la musique fine,
Accompagnait délicieusement
L’esprit sans fiel de son babil charmant
Où la gaîté d’un cœur bon se devine.Aussi soudain fus-je après le semblant
D’une révolte aussitôt étouffée,
Au plein pouvoir de la petite Fée
Que depuis lors je supplie en tremblant.
Une fée qui a « le plein pouvoir » et qu’on « supplie en tremblant » : il s’agit bien entendu de l’absinthe, appelée la « fée verte » à la fin du 19ème siècle. Cet alcool avait un grand succès, la consommation passant de 8 000 hectolitre en 1874 à plus de 200 000 en 1905.
Mais aussi une une bien mauvaise réputation, puisqu’on l’accusait de rendre fou. La « fée verte » avait 70° d’alcool et ses essences étaient considérées comme provoquant des crises psychotiques.
Verlaine décrit très bien dans ce poème comment la drogue arrive de manière sympathique, délicieusement, pour après emprisonner. Il essaie de se révolter quand il comprend, mais c’est trop tard. C’est un poème intéressant quand on s’intéresse et qu’on refuse l’alcool!
Verlaine était d’ailleurs atteint d’ absinthisme, la dépendance à l’absinthe. Sur le net, on peut retrouver cette histoire, très certainement vrai vu le personnage :
Verlaine se révélera un alcoolique dangereux. Il boit tant qu’il ne tarde pas à souffrir d’une forme violente et délirante d’alcoolisme: l’absinthisme . Lorsqu’il commence à boire de l’absinthe, ses amis cachent les couteaux. Une nuit, aveuglé par l’alcool, il fracasse avec fureur, à coups de canne, les bocaux de verre dans lesquels flottent les foetus de madame Verlaine, (résultat de fausses couches) précipitant les cadavres au sol qui se disloquent. Il tente d’étouffer sa femme et même de tuer son jeune enfant.
Un symbole connu de la folie provoquée par l’absinthe est le tableau suivant de Degas (qui témoigne ici plus d’une fascination morbide que d’une critique, d’ailleurs) :
L’absinthe formait toute une culture ; elle se buvait par exemple avec de l’eau froide versée sur une cuillère avec des trous sur laquelle avait été posé un morceau de sucre. Il y a une fascination sordide pour l’absinthe, censé être « poétique » ; la chanteuse Barbara a une chanson éponyme, où elle chante :
Ils buvaient de l’absinthe,
Comme on boirait de l’eau,
L’un s’appelait Verlaine,
L’autre, c’était Rimbaud,
Pour faire des poèmes,
On ne boit pas de l’eau,
Toi, tu n’es pas Verlaine,
Toi, tu n’est pas Rimbaud,
Mais quand tu dis « je t’aime »,
Oh mon dieu, que c’est beau,
Bien plus beau qu’un poème,
De Verlaine ou de Rimbaud
Voici un poème de 1873 montrant la fascination ou plutôt l’obsession du drogué pour la fée verte, L’heure verte, de Charles Cros :
Comme bercée en un hamac
La pensée oscille et tournoie,
A cette heure où tout estomac
Dans un flot d’absinthe se noie.Et l’absinthe pénètre l’air,
Car cette heure est toute émeraude.
L’appétit aiguise le flair
De plus d’un nez rose qui rôde.Promenant le regard savant
De ses grands yeux d’aigues-marines,
Circé cherche d’où vient le vent
Qui lui caresse les narines.Et, vers des dîners inconnus,
Elle court à travers l’opale
De la brume du soir. Vénus
S’allume dans le ciel vert-pâle.
Voici également un dessin humoristique d’Henri Avelot, paru dans Le Rire en 1904, intitulé De l’heureuse influence de l’alcoolisme dans les arts et se moquant des artistes décadents dans leur rapport à l’absinthe (on remarquera le caractère non végan de la première image: le pêcheur, les animaux tués).
En 1906, la ligue nationale française antialcoolique recueillait 400 000 signatures dans une pétition pour l’interdire, et en 1907 eut lieu une manifestation qu’on ne pouvait voir qu’en France, avec les anti-alcooliques et les… viticulteurs, sous le mot d’ordre « Tous pour le vin, contre l’absinthe » ! Tout un programme!
Et le 16 mars 1915, l’absinthe sera interdite, dans le contexte de la mobilisation, et cela jusqu’en 2010, mais en fait, c’est surtout le nom qui sera interdit en tant que tel.
Une belle preuve que dans la société, la fascination pour l’alcool reste très puissante, valorisée culturellement, comme source d’inspiration et autres mensonges.