Voici un article écrit dans l’esprit d’un feuilleton et qui décrit ce qui est une « anecdote », mais qui nous intéresse au plus haut point puisque cela présente l’évènement dans une situation bien particulière en ville. L’article a été publié par Courrier international, après avoir été publié à l’origine dans le journal colombien El Espectador.
Colombie – Le chien errant qui défie la loi
DES ANIMAUX ET DES HOMMES – A Bogota, un chien errant prend tout seul le bus et répète le même trajet depuis 2011. Une histoire publié par le quotidien El Espectador relate les réactions des usagers sur le vif face à cette présence incongrue.
Un chien des rues, visiblement sans maître, surgit dans la gare routière d’Humedal Córdoba, à l’arrêt de la ligne Suba du réseau Transmilenio. Les voyageurs qui à toute heure se pressent par centaines dans le réseau de transports en commun le plus important et le plus congestionné de Colombie regardent avec étonnement l’inopportun animal qui, en plein chaos, cherche à grimper par l’une des portes du bus à l’approche.
Il esquive la foule, pas moins indifférent que les usagers aux visage fermés, méfiants. Le chien file entre les jambes des voyageurs qui, comme lui, tentent de monter en meute dans l’autobus articulé. Personne ne le chasse, personne ne dit un mot, malgré les regards agacés.
Son instinct lui dit qu’il n’arrivera jamais à se frayer un chemin dans les bus avec la confusion ambiante. Alors il s’enfuit, filant comme une fusée à travers le troupeau turbulent qui se presse dans le couloir métallique. Et, disparaissant par une fente, il laisse derrière lui un tumulte d’individus qui, dans leur irritation, ne cherchent pas à savoir si ce sont ces transports intimidants qui les agacent, ou bien ce « chien insolent » qui a l’audace de pénétrer dans un site conçu pour l’usage des hommes.
Notre corniaud voyage sans maître et ne paie pas son billetLe chien a l’air normal et en bonne santé, mais comparé à l’élégance et à la distinction des chiens de race, beaucoup le trouveront miséreux et vulgaire : c’est un bâtard de taille moyenne, au poil ocre et noir délavé par le soleil et la pluie, les oreilles crispées par le stress de la mégapole, les pattes usées par la rue, la démarche balancée en un étrange va-et-vient musical à cause, sans doute, d’une volée qui lui aura disloqué le train arrière.
Il parcourt cette ligne depuis 2011, de la gare de San Martín jusqu’au Portal de Suba [une vingtaine de kilomètres]. Son pèlerinage à répétition a commencé quelques mois à peine après qu’un arrêt de la Cour constitutionnelle a autorisé les chiens à utiliser les transports publics, à condition qu’ils soient accompagnés d’un responsable, paient un ticket, portent un collier et possèdent un carnet de vaccination.
Puis un jour le chien a disparu, et personne n’a plus eu de nouvelles. Un an et demi plus tard, le voici revenu sur sa ligne. On le retrouve plus inquiet, amaigri, mais toujours animé du même élan. Il brave les magistrats à l’origine de la décision historique : notre corniaud voyage sans maître, ne paie pas son billet, n’a ni collier ni carnet de vaccination, et court après quelque chose auquel il ne semble pas prêt à renoncer.
La maladie d’amour
« Il est toujours aussi fou », estime l’un des auxiliaires de police qui connaît son histoire et que son retour inopiné a surpris. L’agent a bien essayé de le calmer, en l’appelant par ces petits noms génériques qu’on donne aux chiens sans pedigree en Colombie : Sultan, Trotski, Général… Mais le bâtard reste indifférent, y compris quand on le siffle.
Son oubli de soi manifeste, son désintérêt pour les hommes et son manque d’appétit laissent penser qu’un « coup de foudre » pour une femelle est à l’origine de son inlassable quête. « Il est amoureux, c’est sûr : il ne mange jamais », assure en riant l’agent de police qui, pendant un temps, lui a apporté à manger – pas longtemps, car le chien s’en moquait visiblement. « S’il a une maladie, c’est la maladie d’amour », conclut-il.
Parmi les troupeaux qui attendent à la montée des bus, les gens hésitent entre chasser le « répugnant animal » ou exiger du policier qu’il s’en charge – mais la silencieuse prudence citadine l’emporte sur la colère. « Un monsieur m’a demandé de le chasser à coups de pied, mais je crois que c’est interdit », raconte le policier, qui souligne d’ailleurs que « le chien n’embête personne, c’est même la mascotte de la ligne ».
Un bus s’arrête, bondé, et ses portes s’ouvrent sur une marée humaine. Le chien errant arrive en courant et lance des aboiements fougueux, s’éloigne tranquillement vers l’autre côté, se retourne et aboie de nouveau, renouvelant l’expression de sa frustration. Les passagers contrariés qui, comme lui, n’ont pas pu monter tournent leur regard vers lui d’un air impuissant et grommellent entre leurs dents – sans se rendre compte qu’au fond, ils agissent exactement comme l’animal.
L’animal humain
Un autre bus arrive et le chien y trouve une place. Une heure plus tard, il descend dans la gare de Puente Largo comme en terrain conquis, mais la démarche toujours inquiète. Une jeune photographe amatrice immortalise cette scène étonnante avec son téléphone, sous les regards ironiques des autres voyageurs. Un agent de police fait étalage de son autorité en jetant de violents coups de pieds au chien, qui les esquive avec une adresse mécanique, visiblement passé maître dans l’art de se soustraire aux conflits avec les hommes. Le policier insulte l’auteur de ces lignes et la jeune fille, qu’il oblige à quitter la gare. L’ignorant ne sait pas qu’il est en train d’enfreindre le droit constitutionnel qu’a le chien à ne pas être maltraité. Il ignore aussi que son comportement vient en fait interroger la Cour elle-même : l’accès des animaux aux transports publics est-il un droit raisonnable ou simplement une façon de satisfaire le caprice de maîtres versés dans une inutile anthropomorphisation de leurs bêtes ?
Quelques heures plus tard, le vagabond pénètre dans un autre bus à moitié rempli et va immédiatement s’asseoir à côté du chauffeur. Le jeune homme caresse son ami, assis avec noblesse, et lui adresse au passage un sourire d’apaisement – chose de plus en plus rare, précise-t-il, dans ce travail épuisant qui consiste à transporter au quotidien une marée humaine apathique.
Rompant le lourd silence, un voyageur se met à huer la scène, imité par tous les autres. Ils ne sifflent pas parce qu’il y a infraction à la décision de la Cour, mais parce que c’est « un chien pas beau, et sans maître », pour reprendre les mots d’une dame qui regarde l’animal avec une mine de dégoût. Le chien, qui vit dans le monde réel des chiens et n’a pas été privé de son instinct en devenant l’esclave de la personnalité d’un homme, reste imperturbable : il a bien perçu l’aigreur dans les voix.