Nous parlions il y a peu du relativisme terrible de la presse se voulant « contestataire », comme Le Monde ou Libération, publiant régulièrement des points de vue sur le véganisme qui sont parfois pour, parfois contre, le tout servant la confusion et le relativisme.
Ce qui ne peut que ressortir, c’est le discours pétainiste, notamment sous sa forme moderne zadiste, et là cela ne manque pas avec une ode au pétainisme publié dans Libération. Le texte est rempli de références idéologiques que l’auteur ne connaît peut-être même pas : quiconque a lu Maurras ou Heidegger, Giono ou Bernanos, en comprend immédiatement la nature.
On y trouve tout : de l’éloge du paysage au refus de l’humanité unifiée à l’échelle mondiale, de la défense des petits savoirs-faires « authentiques » au refus d’une morale universelle, de l’utilisation de concepts pseudo-philosophiques (« élevage-paysan ») au rejet du monde moderne.
Ce texte est un classique du genre, reflétant toute une tendance historique : les zadistes et apparentés n’ont fait que réactualiser la critique pétainiste du monde moderne, sur les mêmes bases, et son agressivité envers le véganisme est obligatoirement présente et inévitablement toujours plus offensive.
Repli individuel sur son lopin de terre avec la ZAD ou véganisme universel d’une humanité unifiée organisant la production à l’échelle mondiale, l’opposition ne peut être que totale !
Plaidoyer pour les territoires d’un paysan végano-sceptique
Par Pierre-Etienne Rault, Eleveur-tanneur dans le Morbihan —
Il ne devrait pas y avoir de tentation à devenir végan dès lors que l’on a bien compris l’élevage-paysan. Mais pour bien comprendre l’élevage-paysan, il faut avoir saisi l’esprit de territorialité auquel celui-ci est étroitement lié. La territorialité relève du sensible, de notre rapport au monde, et gagne celles et ceux dont une partie de la conscience est profondément reliée à un territoire. Si elle est en première évidence un cordon à travers lequel circule l’avitaillement des biens nourriciers et matériels, la territorialité n’en demeure pas moins le terreau des relations sociales ainsi qu’une source de diversité culturelle et spirituelle.
Un rapport fusionnel a longtemps lié l’homme et son territoire, l’être fait d’os et de chair à son environnement organique et minéral. Si quelque part, au pays, une grange était à bâtir, alors un instinct de territorialité guidait naturellement le paysan vers le plus proche filon d’argile pour l’entreprise de maçonnerie, vers l’arbre multicentenaire pour l’entreprise de charpente, vers les champs de seigle pour l’entreprise de couverture. L’ensemble constituait un ouvrage indigène bâti à coups d’ingéniosité. Les objets du quotidien, comme les outils de travail, étaient également faits de particules arrachées aux territoires. Chacun d’eux était façonné par l’habileté de mains savantes, à partir de matériaux débusqués dans le pli d’une roche, la lisière d’un bois, le lit d’une rivière, les entrailles d’une bête.
Os, cuirs, laines, plumes, crins, tendons, cornes, bois, graisses et suints sont autant de matériaux provenant du monde animal et dont l’Homme a su, un jour, trouver une utilité. Jusqu’à l’ère thermo-industrielle et l’avènement de la plastochimie, on recourait autant qu’il était possible de le faire à ces matériaux naturels, indigènes et renouvelables. On leur trouvait des propriétés dont les qualités multiples concordaient avec un grand nombre d’usages : vêtements, colles, harnais, bougies, brosses, lubrifiants, isolants, sacs, selles, chaussures… On trouvait dans le monde végétal ou minéral d’autres matériaux tout aussi utiles mais dont les propriétés ne pouvaient pas toujours rivaliser ou même simplement remplacer les matériaux d’origines animales. Il fallait donc compter sur les trois mondes, animal, végétal, et minéral pour que le territoire déploie l’ensemble de ses richesses et pourvoie ainsi aux besoins élémentaires des sociétés.
Progrès et déterritorialisation
Aujourd’hui, l’économie marchande mondialisée est dotée d’une redoutable logistique permettant de se nourrir, de se vêtir, de s’abriter et de se chauffer sous toutes les latitudes sans que l’approvisionnement des biens primaires provienne nécessairement des ressources du territoire habité. Le progrès technique dans de multiples domaines a fait de nous des êtres confortablement déterritorialisés. Ainsi, l’Homme moderne ne concentre plus ses efforts à la recherche d’une communion avec son environnement naturel. Repus de la vacuité des choses artificielles, déraciné, il s’est égaré en perdant la conscience de sa présence sur son territoire. Ce manquement fragilise dangereusement le sens qu’il donne à son existence. Il passe à côté de splendeurs sans être atteint par leurs beautés et trépasse de ses peurs sans goûter à l’intensité d’exister.
Un pareil constat devrait nous interroger sur le rapport que nous entretenons aux territoires mais aussi aux objets et à la matière. Tandis que laines et peaux sont aujourd’hui considérées par la loi française comme des déchets d’équarrissage soumis à des réglementations si strictes qu’elles contraignent considérablement les éleveurs et les artisans dans la mise en place de filières de valorisation, le marché textile en provenance de la Chine inonde littéralement l’Hexagone de vêtements, sacs et chaussures en fibre coton ou synthétique.
Au-delà des considérations éthiques liées aux conditions de travail dans les usines chinoises, que devons-nous penser de ce dispositif marchand, libéral, orchestré politiquement et consenti sociétalement qui consiste à déterritorialiser notre économie en même temps que nos consciences? Nos savoirs-faire disparaissent. Les artisans tanneurs, maroquiniers, lainiers, matelassiers ne peuvent résister devant l’implacable concurrence des forces productives dont le modèle néocolonial conduit à une uniformisation planétaire des biens de consommations. Selon l’anthropologue Arturo Escobar, la lutte contre cette nouvelle forme d’impérialisme ne peut que surgir que des tréfonds des territoires par des femmes et des hommes portant des revendications d’autres mondes. Les ZAD qui émergent ici et là pour s’opposer à la bétonisation et à l’aménagement standardisé par toutes les formes de rationalités productives seraient des lueurs de ces autres mondes.
Maintenant, pouvons-nous dire que le véganisme préfigure ou est en mesure d’inspirer des lueurs d’autres mondes ? C’est loin d’être évident. D’abord parce que le véganisme est à bien des égards la traduction idéologique même de l’«aterritorialité». Pour le paysan que je suis, un territoire sans élevage est un territoire en souffrance, auquel on prive la possibilité de déployer son panel de vie et de biodiversité. Car le ré-ensauvagement de la nature que certains appellent de leurs fantasmes n’est en rien un gage de sauvegarde de la biodiversité. La plupart des espèces dont on déplore tous aujourd’hui la disparition ont pu pendant des siècles bénéficier de territoires propices à leurs implantations. Ces territoires étaient constitués de prairies naturelles, maillées de haies et de talus, parsemés de bosquets et parcourus de cours d’eau dont on prenait le soin de curer les lits. Dans ces prairies on y trouvait des animaux au pâturage dont le rôle était essentiel à une valorisation efficiente des espaces et permettait de garantir une alimentation saine et abondante. C’est ce modèle de territorialité, empirique, écologique et résilient que certains aimeraient voir remplacé créant ainsi la stupeur du paysan. Car un paysan à qui on interdirait aujourd’hui d’élever des animaux serait aussi malheureux et désœuvré qu’un pianiste à qui on enlèverait la moitié des touches de son piano.
Idéologie hégémonique
Par ailleurs, outre le fait que la viabilité de l’idéologie végane repose dans bien des domaines (fertilisation des sols, synthèse des fibres synthétiques…) sur l’acceptation de l’extractivisme, lequel est en tout point contraire au commun des ontologies territoriales, le véganisme est enraciné sur les vieux dualismes nature/culture, humain/non humain, bien/mal, gentil/méchant. L’idéologie végane semble ainsi concourir au renforcement d’un «système monde» uniforme, aussi bien mono-culturel que mono-cultural.
Sans se laisser aller à la caricature qui consisterait à rapprocher outrancièrement le véganisme du transhumanisme, on peut toutefois établir un lien entre la promotion de l’utopie végane et une implication (volontaire ou non?) dans un processus d’acculturation par la prescription morale. En effet, de la même manière qu’il est difficilement concevable qu’une personne qui se pense «bonne» ne désire pas un tant soit peu participer à réformer une société déviante pour la rendre plus juste, les végans, convaincus d’être les avant-gardistes d’une cause juste et noble que l’Histoire retiendra, ne peuvent que conférer à leur idéologie une dimension hégémonique. Par conséquent, la vérité et le bien que les végans pensent incarner doivent être colportés pour que la culture végane, la «culture du bien» devienne la norme.
La morale végane a toute sa place dans un monde dualiste, héritier de la culture judéo-chrétienne qui envisage les relationnalités selon des considérations de «bien» et de «mal». Mais cette même morale n’est pas introductible dans le cadre des interrelations et des interdépendances qui engendre l’adaptabilité des êtres sur leurs territoires dont dépend leurs (sur)vies. Pour penser la question végane il faudrait donc arriver à substituer l’analyse morale – et son récit rationnel et dualiste auquel nous sommes biberonnés depuis toujours — à une nouvelle grille de lecture qui prenne en compte pleinement l’ontologie des territoires.
Pierre-Etienne Rault est l’auteur de Végano-sceptique, éditions du Dauphin, 2017.